Organisation

SAFe, l’agilité à grande échelle

Pour le développement de logiciels, les méthodes agiles ont fait leurs preuves. Mais comment coordonner le travail de dizaines d’équipes agiles et étendre cette agilité à l’ensemble de l’entreprise? C’est l’ambition du Scaled Agile Framework.

(Source: Rawpixel / iStock.com)
(Source: Rawpixel / iStock.com)

Depuis 2001 et la publication du Manifeste Agile, les méthodes agiles ont gagné la plupart des services informatiques, Scrum en tête. Ces cadres, nés pour améliorer la réactivité et l’efficacité des développements logiciels via des cycles de production courts et itératifs menés par des petites équipes responsabilisées, suscitent de plus en plus d’intérêt. Alors que la transformation numérique est devenue une priorité pour la plupart d’entre eux, les dirigeants d’entreprises s’interrogent: Comment coordonner le travail de dizaines de ces petites équipes agiles? Est-il possible d’insuffler cette agilité à toute l’entreprise au-delà de l’IT pour responsabiliser et motiver l’ensemble des salariés, y compris ceux des fonctions supports? Peut-on entraîner toutes les ressources dans le rythme dicté par ces cycles itératifs et ainsi accélérer l’ensemble des processus de l’entreprise tout en rapprochant les salariés des besoins que leur travail doit combler? Et dans ce cas, comment faire pour que chaque membre de ces multiples équipes autonomes participe à la réalisation des objectifs globaux de l’entreprise dans le respect de ses priorités stratégiques?

C’est pour répondre à ce besoin de mise à l’échelle qu’est apparu, en 2011, le Scaled Agile Framework (SAFe, voir graphique ci dessous), désormais utilisé par «plus de 70% des entreprises américaines du Fortune 100», selon ses créateurs. Un engouement que confirme CollabNet et VersionOne, deux spécialistes des logiciels de gestion de l’agilité et des solutions DevOps qui ont fusionné l’an dernier. Leur étude montre que SAFe est l’approche la plus largement utilisée pour la mise à l’échelle Agile. 29% des 1500 professionnels interrogés autour du monde entre août et décembre 2017 déclarent «suivre de près» la méthode.

Aligner les efforts

Pour aligner les activités d’une multiplicité d’équipes agiles, le cadre SAFe propose une organisation fractale: les équipes agiles sont regroupées en équipes d’équipes agiles qui peuvent, selon la taille de l’entreprise, être à leur tour regroupées en équipes d’équipes d’équipes agiles… à chaque étage, des cadres-coachs coordonnent le travail des équipes de l’étage inférieur. Ceux-ci doivent aussi leur faciliter la vie et lever d’éventuels obstacles pour qu’elles puissent se concentrer sur leurs tâches avec un maximum d’autonomie. Ils sont enfin chargés d’identifier les interfaces nécessaires entre les différentes pièces de puzzle pour que celles-ci s’imbriquent et dessinent, assemblées, le portefeuille produits/projets défini par la direction de l’entreprise.

SAFe suggère de regrouper tous les acteurs de ces différentes strates à la fin de chaque cycle itératif de 10 à 14 semaines (chacun étant constitué de plusieurs sprints de deux semaines en général). Ces grands raouts participent au maintien de la motivation puisque, selon le framework, les décisions y sont prises collectivement et les équipes choisissent les projets sur lesquels elles travailleront lors du cycle suivant. Dictant le tempo des lancements de nouveaux produits, services ou fonctionnalités, ces réunions qui s’étalent le plus souvent sur deux jours sont également l’occasion d’échanges et de créativité.

Jusqu’au mois d’avril dernier, Laure Willemin était responsable du groupe Intelligence artificielle et machine learning de Swisscom. Depuis, elle est VP engineering sur sa carte de visite mais «solution train engineer» pour l’équipe d’équipes DNA (Data, Analytics & AI), en interne. «Depuis l’introduction de SAFe, nous n’avons plus de «Head of», nous avons des rôles distincts pour le contenu, l’infrastructure et le timing comme des Product Managers, des Solution Architects et des Scrum Masters. DNA regroupe 250 personnes sur 6 «trains». Chaque train travaille sur des cycles incrémentaux de 10 semaines, soit 5 itérations de 2 semaines pour chaque équipe agile.»

Faire disparaître les frictions

Swisscom n’est pas la seule entreprise helvétique à s’être emparée de ce framework selon un rapport publié par SwissQ. Près de 400 professionnels basés en Suisse, de tous secteurs, dont plus de la moitié travaille dans des entreprises dont le département IT regroupe plus de 500 employés, ont répondu à l’enquête en ligne du cabinet de conseil zurichois. Certes, il en ressort que l’adoption de l’agilité semble avoir atteint un pic: la proportion de projets basés sur ces méthodes est passée de 58,3% à 58,7% entre 2017 et 2018 (58,7%) tandis que la pratique du Scrum a sensiblement diminué en Suisse (de 86,6% à 84,2%). Mais dans le même temps, la mise en œuvre du framework SAFe ne cesse de progresser (passant de 12,1% à 18,2% d’adoption).

Il ne faut donc pas déduire trop hâtivement que les entreprises du pays ont atteint le paroxysme de leur agilité, mais plutôt que l’agilité change d’échelle. Désormais bien intégrée dans le développement de logiciels, elle doit désormais atteindre les strates supérieures de l’entreprise pour faire disparaître les étincelles qui naissent de la rencontre de ces équipes agiles avec les processus bureaucratiques traditionnels de la gestion de portefeuille ou de la planification des ressources par exemple. Des «processus globaux» qui sont désormais le deuxième obstacle le plus important à l’agilisation selon SwissQ.

Harmoniser les cadences

Même constat à l‘échelle mondiale puisque les trois freins principaux à la mise à l’échelle de l’agilité rapportées par CollabNet et VersionOne sont une culture organisationnelle de l’entreprise en désaccord avec les valeurs agiles (53%), la résistance générale de l’organisation au changement (46%) et le manque de soutien de la direction (42%).

Selon Laure Willemin, le risque d’une entreprise à deux vitesses, avec d’un côté ceux qui suivent les méthodes agiles et de l’autre ceux qui sont restés dans des processus traditionnels est malgré tout un faux problème. «Avant, il n’y avait pas une vitesse. Chacun avait sa vitesse. Avec SAFe, tout le monde a le même rythme. Plus l’entreprise adopte SAFe et plus les rythmes seront alignés», assure-t-elle avant de reconnaître que «si une équipe non SAFe sollicite une équipe SAFe au début d’un train, elle devra patienter 10 semaines, ce qui peut être long.»

Mais même entre équipes agilisées «la communication est essentielle», insiste la cadre de l’opérateur. C’est pourquoi les 250 personnes réparties dans les équipes de DNA se retrouvent, pendant deux jours, toutes les 10 semaines pour faire le planning du cycle incrémental suivant. «La première fois nous avons engagé six coach externes, un par train. Chacun de ces trains dispose aussi d’un coach interne issu des RH à temps plein. Il soutient le release train engineer et accompagne le changement de mentalités des membres des équipes, au quotidien mais aussi à travers l’organisation de cours par exemple.»

Faire confiance et responsabiliser

Car à tous les niveaux de l’entreprise, l’implémentation de SAFe représente un bouleversement majeur. Swisscom a ainsi modifié le contrat de chacun des employés impliqués. Et les plus impactés sont les managers. «C’est un changement fondamental car on passe d’un mode push, où les managers distribuent les tâches, à un mode pull où chaque équipe vient chercher le travail lorsqu’elle se sent prête et suffisamment mature», témoigne Olivier Fischer, Release train engineer pour La Mobilière qui utilise le framework depuis un an (lire notre interview).

Un sondage réalisé auprès de 1'268 dirigeants du monde entier donne pourtant raison à ce nouveau mode de fonctionnement: seuls 5% d’entre eux ne sont pas d’accord avec le fait que «les chefs d’entreprise d’aujourd’hui doivent faire confiance et responsabiliser leurs employés, pas les commander et les contrôler.» Dans la Havard Business Review, trois experts de l’agilité résument ainsi le dilemme auquel les entreprises font face: «Réduire le contrôle est toujours effrayant - jusqu’à ce que vous le fassiez et que vous vous rendiez compte que les gens sont plus heureux et que les taux de réussite triplent.»

Rendre les objectifs transparents

Feu donc le middle-manager, pour favoriser une transparence bénéfique à tous selon les utilisateurs de SAFe. «Au début, les sceptiques étaient nombreux, raconte Laure Willemin. Mais après le premier PI planning, beaucoup sont venus me dire qu’ils appréciaient d’avoir un objectif visible, défini ensemble et non plus une planification floue sur six mois. Tous les collaborateurs participent pour trouver la meilleure chose à faire avec nos compétences et notre budget. La transparence fait beaucoup.»

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