Anthony Masure, Design sous artifice

L’IA générative promet de transformer le travail des créatifs

L’IA générative suscite espoirs et craintes chez les créatifs. Professeur à la HEAD, Anthony Masure analyse dans un ouvrage récent les enjeux pour le design de ces technologies axées sur le rendement, centrées sur le prompt et générant des contenus «comme par magie».

Le monde de la création n’a pas attendu ChatGPT pour expérimenter les IA génératives telles que Dall-E et Midjourney. L’intégration plus récente de fonctionnalités apparentées dans les logiciels de graphisme accélère encore cette adoption chez les illustrateurs, photographes, designers de sites web et autres concepteurs produits. Selon une enquête d’Adobe auprès d’un millier de professionnels aux Etats-Unis, 90% des designers UX et deux tiers des photographes et des designers graphiques recourent déjà aux applications d’IA générative dans leur travail en entreprise ou comme indépendants. 

Espoirs et craintes

Au-delà des gains de temps et de productivité, les créatifs escomptent que ces nouveaux outils leur permettront d’explorer de nouveaux médias, de créer des contenus de meilleure qualité, ou encore que leur travail se démarquera davantage. Ils y voient également des opportunités économiques futures, comme la possibilité de vendre leurs meilleures instructions (prompts), d’être rémunérés pour l’entraînement des modèles sur leurs créations, voire de pouvoir commercialiser leur style. 

En même temps, selon une autre enquête de l’agence Empower, la moitié des créatifs s’inquiète de l’impact de l’IA générative sur leur secteur et que ces outils ne remplacent la créativité humaine. Les professionnels sondés par Adobe ont par ailleurs des avis tranchés sur la manière dont l’IA générative devrait être employée et veulent avoir leur mot à dire en la matière. Pour 83% d’entre eux, il importe que l’on sache si un contenu a été créé en s’appuyant sur l’IA. Ils réclament aussi davantage de transparence sur les données ayant servi à entraîner les modèles et la possibilité de pouvoir utiliser commercialement les contenus qu’ils créent avec ces outils. Au final, ces enquêtes témoignent du fort intérêt des créatifs pour l’IA générative, et qu’ils craignent moins pour leur emploi que pour les conditions dans lesquelles ils pourront exercer leur travail et être rémunérés.

Transformation du métier de création

L’emploi d’outils informatiques dans les métiers créatifs n’est en effet pas une nouveauté. De la conception, à l’emploi de templates et de banques d’images jusqu’aux logiciels de prototypage web et aux applications actuelles intégrant l’IA, la création s’est informatisée. Auteur d’un bref ouvrage éclairant sur le sujet (Design sous artifice), Anthony Masure voit dans l’émergence de l’IA générative une continuité et une rupture par rapport à cette évolution. 

Pour le professeur associé à la HEAD – Genève (HES-SO), ces nouveaux outils s’inscrivent d’une part dans la continuité d’une série d’innovations privilégiant l’automatisation et le rendement: «Le design perd de son sens historique, puisque passent au second plan l’inventivité, la capacité à interroger un contexte, le contact avec les matériaux, et de façon plus générale le cheminement à travers les formes et les usages». Mais il voit d’autre part dans l’IA générative une rupture épistémologique avec les outils précédents, dans la mesure où c’est désormais la machine qui rédige son programme, si bien que l’on ne comprend plus complètement le système avec lequel on interagit.

Avec l’IA générative, on passe de manière immédiate du prompt au résultat, de la commande textuelle à l’image. Pour Anthony Masure cette «magie» pose divers problèmes. D’abord toute une dimension de la créativité liée à l’interaction, au geste et au labeur sur l’objet est écartée du processus. Ensuite, la magie apparente dissimule toutes les opérations informatiques et les travailleurs nécessaires à la production du résultat. Certains chercheurs et artistes travaillent d’ailleurs à revisibiliser cette machinerie informatique et humaine, à l’image de Anatomy of an AI system de Kate Crawford et Vladan Joler.

Enfin, le passage obligé par le prompt n’est pas anodin. Le mécanisme repose implicitement sur l’idée que toute création passerait nécessairement par sa formulation verbale préalable. Sans compter que l’IA reprend la commande de manière très littérale, écartant les dimensions contextuelles, implicites et métaphoriques du langage, relève Anthony Masure. Le spécialiste souligne que, même dans un contexte commercial où un contenu est créé à partir du brief du client, ce brief est l’objet de discussions et d’interprétations, une partie du travail et du savoir-faire du designer consistant précisément à ce travail de reformulation. Avec l’IA, ce travail est en quelque sorte remplacé par le prompt engineering, autrement dit un savoir-faire sur la meilleure manière de s’adresser à la machine pour obtenir un résultat. On passe ainsi d’un designer assisté par l’IA à une IA assistée par le designer, avertit Anthony Masure.

Recouvrement ou remplacement

Pour le professeur de la HEAD, l’IA générative est avant tout une machine reproduisant efficacement l’existant : «Ce qu’automatisent les technologies du deep learning, dans le cas des prompts, n’est donc pas le design au sens fort du terme, mais sa réduction à la génération d’artefacts visuels ressemblant à ce qui a déjà existé». 

Ainsi, aux yeux d’Anthony Masure, ces technologies risquent moins de remplacer les humains, que de rendre créations humaines et artificielles indistinguables: «la question de l’acceptation d’un monde façonné par les IA se pose moins en termes de remplacement qu’en terme de recouvrement: un environnement dans lequel on ne pourrait pas distinguer ce qui est produit, ou non, avec ces intelligences simulées». 

Ce recouvrement des contenus menace cependant de se muer en dévalorisation des créatifs. Au fur et à mesure que les grands modèles de langage parviendront à générer des contenus faisant (suffisamment) illusion par rapport aux créations humaines, le travail de création humaine perdra en valeur économique et les créatifs en pouvoir de négociation avec leurs employeurs et mandataires. 

Ce n’est pas pour rien que les demandes des créatifs sondés par Adobe concernent en grande partie l’assurance que leur apport puisse être démontré et distingué, aussi bien quand leurs contenus servent à entraîner des modèles que quand ils recourent à l’IA pour créer de nouveaux contenus. Les revendications des scénaristes à Hollywood vont dans le même sens, puisqu’ils exigent notamment de ne pas être payés au même tarif s’ils ont à améliorer un texte généré par l’IA que ce qu’ils reçoivent pour adapter un texte littéraire rédigé par un humain.

Design sous artifice: la création au risque du machine learning

Anthony Masure, Design sous artifice: la création au risque du machine learning, Genève, HEAD – Publishing, coll. « Manifestes », 2023 

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