Expérience employé

Nudging: quand le paternalisme libertaire rencontre le numérique

Les interfaces numériques ne sont jamais neutres, mais il arrive souvent que leur influence ne soit pas pensée en amont. En intégrant des connaissances de l’économie comportementale, les entreprises et les designers peuvent concevoir des architectures de choix et des coups de pouce pensés sciemment pour inciter les utilisateurs à prendre les meilleures décisions, c’est l’idée du digital nudge.

(Source: Unsplash)
(Source: Unsplash)

«Pensez-vous aller voter pour les élections fédérales?». Après avoir lu cette question, il est plus vraisemblable que vous le ferez, et ce d’autant plus si cette question vous est posée en octobre peu avant le scrutin. Et de la même manière, si l’on vous demande si vous allez manger sainement ou faire du sport ces prochains jours, il y a de fortes chances que votre comportement s’en trouve changé positivement. Cet «effet mesure» est un cas typique de nudge – ou coup de pouce – un concept développé par Richard Thaler, professeur à l’université de Chicago et prix Nobel 2017.

Dans un ouvrage réputé rédigé avec son collègue Cass Sunstein, le spécialiste de l’économie comportementale pose le diagnostic suivant: dans de nombreuses situations, et notamment face à des choix complexes, l’humain prend des décisions peu réfléchies et parfois à son détriment¹. Ainsi, face à un travail laborieux à remettre à une date donnée dont on sait pertinemment qu’il vaudrait mieux le démarrer au plus tôt, on procrastine et on se retrouve à devoir le boucler dans l’urgence, la tentation de faire autre chose supplantant allégrement notre côté prévoyant. Bien que connaissant très bien les conséquences statistiques de la fumée, le fumeur surestime ses chances d’y échapper. Après une catastrophe naturelle, on tend à contracter une assurance contre ce risque alors que sa probabilité n’a pas augmenté. Bref, les biais inventoriés par les deux professeurs sont nombreux: attention et mobilisation exagérée des cas connus, excès de confiance, comportements grégaires, préférence pour le statu quo, aversion pour la perte, etc.

Méthode douce

Revendiquant une méthode douce à la fois paternaliste et libertaire, Thaler propose précisément d’agir contre ces biais – et parfois d’en jouer – pour amener les personnes à prendre les meilleures décisions pour elles-mêmes, tout en les laissant entièrement libres de leur choix. Les nudges étant précisément ces actions, propositions et autres architectures de choix influant sur les décisions. Ainsi, jouer sur le conformisme et indiquer aux habitants d’un quartier si leur consommation énergétique est plutôt bonne ou plutôt mauvaise par rapport à celle de leurs voisins a un impact positif prouvé sur la consommation du quartier. Idem, placer intentionnellement les aliments les plus sains à certains endroits d’un self-service peut conduire à ce que les clients choisissent des repas plus équilibrés. Dessiner une mouche (à viser) au centre des urinoirs, comme c’est le cas à l’aéroport d’Amsterdam, réduit considérablement les éclaboussures… Les exemples ne manquent pas. Et beaucoup de pratiques de self-hacking – post-it pour se rappeler de faire les courses, épargne automatisée, etc. – peuvent s’apparenter à des nudges que l’on s’administre à soi-même.

Des nudges bien réfléchis peuvent changer les comportements. Source: BCG

Les affinités entre nudge et numérique

Le numérique est à l’évidence un environnement rêvé pour le nudge. En premier lieu, nous prenons aujourd’hui beaucoup de décisions sur nos écrans au moyen d’interfaces numériques. Lorsque nous faisons des achats en ligne, contactons le service client ou comparons des offres de crédit hypothécaire, lorsque nous envoyons un message à des collègues ou saisissons des informations dans un logiciel professionnel, lorsque nous réagissons à un post sur un réseau social, à chaque fois nous opérons des choix. Et nous le faisons parmi des options qui nous sont présentées d’une certaine manière par les concepteurs de ces interfaces. Auteurs d’un papier sur le sujet, des chercheurs de l’Université de Saint-Gall estiment que le nudge peut enrichir le travail des designers d’interfaces et les aider à concevoir des systèmes aidant les utilisateurs à faire les choix les plus bénéfiques pour eux, en exploitant ou en contrant des effets psychologiques spécifiques². «Toutes les décisions de UI influant sur les décisions des utilisateurs, les designers peuvent utiliser cette connaissance des effets pour vérifier si la façon dont les choix sont présentés dans leurs artefacts informatiques incitent les utilisateurs dans la direction voulue ou non». En d’autres termes, toute architecture de choix pèse sur les décisions des utilisateurs, que cette influence soit intentionnelle ou non. «On ne peut pas ne pas nudger, mais on peut décider de le faire utilement», résume Luca Geisseler, partenaire du cabinet de conseil zurichois Fehr Advice, contacté par notre rédaction.

On ne peut pas ne pas nudger, mais on peut décider de le faire utilement.

Luca Geisseler connaît bien le sujet puisqu’il conseille de grandes entreprises suisses sur l’application des connaissances de l’économie comportementale pour changer les comportements. Il souligne deux atouts du numérique pour l’implémentation de nudges. D’abord, il est facile de créer des nudges à grande échelle: il est plus aisé et meilleur marché de créer une notification ou de modifier une option par défaut sur un site web pour tous les utilisateurs que de dessiner une mouche dans les urinoirs de tous les aéroports du monde. Autre avantage, le numérique permet de tester différentes variantes pour en tirer des enseignements et déterminer le nudge le plus efficace. Là aussi, il est plus simple de faire du A/B testing dans une app que d’expérimenter différentes dispositions des plats dans un self-service. Enfin, les nudges numériques peuvent être personnalisés et envoyés au moment et dans le contexte le plus opportun, soulignent les spécialistes du Boston Consulting Group³.

 

Exemple de nudge «commercial»: les recommandations d’Amazon jouent sur la tendance à faire «comme ses semblables».

Influer sur les choix des clients

Si les spécialistes à l’origine du nudge y voyaient d’abord un outil de politique publique, le concept intéresse naturellement les entreprises désireuses de peser sur les choix et comportements de leur clientèle – ce n’est pas un hasard si Jeff Bezos et Larry Page ont tous deux assisté à des séminaires de Richard Thaler… Les options par défaut de toutes sortes – privacy, notifications, mode de livraison, etc. – exploitent ainsi la préférence des utilisateurs pour le statu quo. De même que la pratique répandue d’indiquer «ce que d’autres clients aux goûts semblables ont aussi acheté» joue sur les comportements grégaires. D’autres nudges profitent de l’aversion au risque en signalant par exemple les pertes évitées, plutôt que les gains attendus suite à une action, ou en impliquant les utilisateurs dans la création de la valeur. «Les êtres humains attribuent davantage de valeur aux objets qu’ils possèdent ou pour lesquels ils ont un sentiment de propriété, quelle que soit leur valeur objective», note Forrester4. Une pizza ou une paire de chaussures de sport ont ainsi davantage de valeur aux yeux du client qui a consacré du temps pour les personnaliser à son goût… Tous ces nudges peuvent osciller entre intérêt de l’entreprise (stimuler un achat supplémentaire), intérêt public (encourager un mode de livraison plus écologique) et intérêt du client (profiter d’une offre combinée plus avantageuse)… «Ces technologies sont employées sans supervision, c’est un peu le far west!», juge Mauro Cherubini, professeur à HEC Lausanne. Pour ce spécialiste des interactions homme-machine, les utilisateurs devraient prendre davantage garde à toutes ces incitations pas toujours bienveillantes, en particulier dans les apps mobiles… «Un nudge devrait toujours afficher clairement son objectif et solliciter la participation active de l’utilisateur», souligne ainsi le professeur de HEC.

Un nudge devrait toujours afficher clairement son objectif et solliciter la participation active de l’utilisateur.

Modifier les comportements dans l’entreprise

Davantage que ses applications marketing, c’est le potentiel du nudge au sein des entreprises qui intéresse Mauro Cherubini: «Au sein des organisations, les nudges peuvent servir des objectifs légitimes pour les employés, comme les encourager à développer de nouvelles compétences, à éviter la procrastination ou à réduire le multi-tasking». L’idée de base est la même, mais cette fois appliquée à l’intérieur de l’organisation: inciter les employés à faire les meilleurs choix dans leur contexte professionnel via des coups de pouce intégrant leurs bais cognitifs. Les applications les plus fréquentes poussant les collaborateurs à être productifs et à réaliser les changements qu’ils se sont fixés.

Le Boston Consulting Group a par exemple développé un nudge pour rappeler opportunément à ses collaborateurs les objectifs de l’organisation: lorsqu’un cadre s’apprête à envoyer un e-mail en dehors des horaires de travail, un pop-up s’affiche lui proposant diverses options: marquer le message comme ayant une faible priorité, retarder l’envoi au prochain jour travaillé, l’envoyer tel quel ou annuler l’envoi³. Respectant la nature d’un nudge, le message apparaît au moment adéquat, n’entrave pas la liberté de l’utilisateur et se contente de lui rendre le choix du comportement souhaité plus simple au moment de décider. Avec une visée similaire, Deloitte suggère qu’une employée travaillant plus de 50 heures par semaine pourrait recevoir un avis l’informant qu’elle a travaillé plus que ses collègues, qui travaillent en moyenne environ 45 heures par semaine5. Ce coup de pouce pourrait suffire à la libérer de la norme sociale perçue selon laquelle tout le monde travaille 60 heures par semaine…

Les nudges s’avèrent également utiles pour suggérer aux collaborateurs des actions simples et immédiates servant à la réalisation d’objectifs plus ambitieux, avec la même mécanique que les apps aidant à arrêter de fumer. «Les gens surestiment leur capacité à changer, car ils peinent à traduire des objectifs généraux dans les étapes concrètes nécessaires pour y parvenir», rappelle BCG.

Le cabinet mentionne le cas d’une multinationale énergétique qui, dans le cadre d’un processus de transformation, a demandé à ses dirigeants de se fixer des objectifs hebdomadaires et de les partager chaque semaine avec leurs collègues sur un groupe Whatsapp. La réussite du changement reposant ici à la fois sur le mécanisme de renforcement hebdomadaire et sur la pression des pairs. D’autres nudges à usage interne jouent sur l’architecture des choix proposés aux utilisateurs. Sans oublier les effets positifs des checklists: selon une étude6 le seul fait d’imposer de telles listes à certaines équipes d’opérations chirurgicales a conduit à faire passer les erreurs dans les procédures de soin de 23% à 6%...

Nudge for Good

Dans tous les cas, la dimension manipulatrice des nudges soulève naturellement des questions éthiques. Selon un article paru dans le NY Times, l’entreprise Uber recourt à quantités de techniques analogues pour influer sur le comportement des chauffeurs7. Une approche consiste à les alerter qu’ils sont tout près d’atteindre un objectif au moment où ils s’apprêtent à terminer leur journée, une autre leur envoie la prochaine opportunité de trajet avant qu’ils aient bouclé leur course – ces techniques n’ont d’autre but que de pousser les chauffeurs à travailler plus longtemps et à accepter des courses moins lucratives pour eux…

Ainsi, outre l’indispensable liberté laissée aux utilisateurs, clients ou collaborateurs, les nudges ne sauraient être décidés et élaborés sans une communication ouverte avec ceux auxquels ils sont administrés, à la fois pour qu’ils en soient conscients et, surtout, pour qu’ils puissent juger du bien-fondé de leur visée. «Nudge for Good», aurait coutume d’écrire Richard Thaler lorsqu’il dédicace son ouvrage…

(*) Références
1) «Nudge - Émotions, habitudes, comportements: comment inspirer les bonnes décisions», Richard Thaler et Cass Sunstein, Vuibert 2010 (édition française)
2) «Digital Nudging: Altering User Behavior in Digital Environments», Tobias Mirsch, Christiane Lehrer et Reinhard Jung, University of St. Gallen, 2017
3) «The Pervasive Power of the Digital Nudge», BCG Perspectives, 2017
4) «Guide Your Customers To Better Experiences With Behavioral Science», Forrester, 2018
5) «Positive technology, Designing work environments for digital well-being», Deloitte Insights, 2018
6) Simulation-Based Trial of Surgical-Crisis Checklists, The New England Journal of Medicine, 2013; 368: 246–253
7) «How Uber Uses Psychological Tricks to Push Its Drivers’ Buttons», New York Times, 02.04.2017

 

A lire aussi sur le même sujet:

>> Le numérique pour améliorer l’expérience des employés
>> Yassine Zaied, Nexthink: «Les départements IT peinent à mesurer leur impact sur l’expérience des collaborateurs»

 

Webcode
DPF8_154755