Plus de la moitié des entreprises suisses adoptent l’IA, mais la stratégie reste à la traîne
Plus d’une entreprise sur deux en Suisse déploie désormais l’IA à grande échelle, selon la nouvelle étude menée par Oracle, Colombus Consulting et la HEG-Genève. En exclusivité pour ICTjournal, les experts Alexandre Caboussat (HEG-Genève) et Yvan Cognasse (Oracle), co-directeurs du CAS Intelligence artificielle au service de la transformation digitale de la HEG-Genève, analysent les résultats: si l’industrialisation s’accélère, l’intégration de l’IA dans les stratégies reste incomplète.

En Suisse, l’intelligence artificielle n’en est plus au stade de l’expérimentation. Selon l’Observatoire Data & IA 2025, publié par Oracle, Colombus Consulting et la Haute École de Gestion de Genève, 52% des entreprises du pays déclarent avoir déjà déployé l’IA à grande échelle, soit une progression de +31 points en un an. Interrogés par la rédaction, Alexandre Caboussat, professeur à la HEG-Genève et responsable de la formation continue et Yvan Cognasse, directeur programme chez Oracle EMEA, expliquent que cette accélération traduit le passage des projets pilotes à l’industrialisation, tout en rappelant qu’un écart subsiste entre ambitions affichées et intégration stratégique.
Au-delà de cette tendance, l’édition 2025 met en lumière une montée en maturité plus générale. La proportion d’organisations peu ou moyennement avancées recule de 91% à 70% en un an. En parallèle, 62% des dirigeants estiment désormais que leurs compétences en IA sont «bonnes à très bonnes», contre 37% seulement en 2024. Pour Alexandre Caboussat, ce signal reflète une prise de conscience accrue du management, qui ne se limite plus à lancer des projets pilotes mais cherche à inscrire l’IA dans des approches plus structurées.
Un paradoxe entre conviction et stratégie
L’étude révèle néanmoins un contraste marqué. Si près de trois quarts des décideurs considèrent que l’IA peut résoudre les principaux défis de leur entreprise, seuls 35% l’ont intégrée au cœur de leur stratégie.
Un écart qui ne s’explique pas par des limites techniques, mais par des freins organisationnels: gouvernance insuffisante, manque de compétences et difficultés d’acculturation. «Le problème, ce n’est pas la technologie, c’est le changement», souligne Yvan Cognasse. Selon lui, la réussite passe avant tout par une transformation culturelle et organisationnelle.
Agents IA: entre flou et accélération
Les deux experts distinguent plusieurs formes d’intelligence artificielle, dont l’IA générative, popularisée par des outils comme ChatGPT— l’IA traditionnelle, qui regroupe des systèmes conçus pour exécuter une tâche précise — et les agents autonomes, capables de planifier, exécuter et enchaîner des actions pour atteindre un objectif. Si les entreprises interrogées se disent désormais familières avec l’IA générative, la distinction avec l’IA traditionnelle et surtout avec les agents autonomes reste floue. «Cette confusion est d’autant plus forte que ces agents exigent un niveau de maturité supérieur», observe Alexandre Caboussat.
Le rapport souligne aussi que l’IA ne se limite plus aux pilotes isolés: elle commence à s’ancrer dans les processus métiers. Si 77% des usages restent concentrés sur la relation client, le marketing et le service après-vente (contre 88% en 2024), la technologie gagne du terrain dans les fonctions support comme la finance, le juridique ou la supply chain, qui représentent désormais 33% des cas d’usage (28% un an plus tôt). Ressources humaines et développement produit apparaissent également comme des terrains d’expérimentation croissante, signe d’une diffusion plus transversale de l’IA au sein des organisations suisses.
«En 2024, beaucoup d’entreprises se limitaient à des pilotes IA. Je m’attendais en 2025 à les voir passer en production et commencer seulement à tester des agents. Mais on observe que certaines sont déjà allées plus vite que prévu, avec un effet d’accélération», ajoute le professeur de la HEG-Genève.
Le rapport et les experts citent des cas d’usage dans l’assurance (traitement automatisé de documents), la santé (génération de comptes rendus médicaux) et l’industrie (appui à la maintenance et à la logistique). Dans certains cas, comme l’assurance, ces solutions seraient déjà utilisées en production.
Des données de qualité, mais un ROI qui tarde
Si la qualité des données progresse – 62% des organisations la jugent désormais «bonne à excellente» (+14 points) –, le retour sur investissement reste limité. 58% des entreprises estiment encore leur ROI IA «basique ou inexistant». «Le principal obstacle, ce n’est pas la technologie mais la compréhension des dirigeants. Il y a donc un enjeu de formation, d’acculturation, de diversification.» explique Yvan Cognasse.
L’étude révèle également une évolution notable dans les critères d’adoption: l’IA n’est plus seulement évaluée à travers le ROI, mais également selon sa traçabilité, son empreinte énergétique et sa conformité éthique.
Une course encore ouverte
À moyen terme, les experts estiment que la Suisse est bien placée pour transformer son avance en leadership européen de l’IA appliquée. Le pays bénéficie d’un écosystème académique solide, d’entreprises innovantes et d’une culture de qualité des données. Mais la course reste ouverte. Pour franchir un cap, les organisations devront combler l’écart entre conviction et stratégie et intégrer l’IA au cœur de leur transformation.
«Ne vous contentez pas de mener des pilotes et de dire qu’on fait de l’IA. Ayez une ambition de passage à l’échelle, en apportant une vraie valeur à l’organisation», conclut Yvan Cognasse.
Méthodologie
L’Observatoire Data & IA 2025 repose sur un sondage quantitatif en ligne (janvier–mai 2025) et des entretiens qualitatifs. Une centaine d’organisations de tailles et secteurs variés y ont participé, couvrant l’industrie, la santé, l’assurance, le secteur public et les services numériques.