La technologie au service de la durabilité

Stéphanie Fontugne, Boostpartners: «La clé, c’est d’utiliser les données ESG comme un véritable outil de pilotage stratégique»

Spécialiste de la stratégie et de l’innovation, Stéphanie Fontugne accompagne depuis plusieurs années les organisations dans leur transformation, en particulier sur les enjeux ESG et de durabilité (environnementaux, sociaux et de gouvernance). Elle revient sur l’importance croissante des données ESG, les défis des entreprises et les solutions émergentes.

Stéphanie Fontugne, CEO de Boostpartners.
Stéphanie Fontugne, CEO de Boostpartners.

Votre parcours, entre entrepreneuriat et conseil en stratégie, vous a conduite à fonder Boostpartners. Qu’est-ce qui vous a conduite à vous intéresser aux données ESG?

Je suis une financière d’entreprise. J’ai travaillé plus de vingt ans comme CFO dans différents secteurs d’activité, aussi bien dans des multinationales que dans des PME familiales et des entreprises publiques. Et au bout de ce parcours, j’ai pris conscience que la finance traditionnelle n’intégrait pas un certain nombre d’éléments pourtant déterminants pour la valeur des entreprises et la poursuite de leur activité. Les interruptions de chaînes logistiques dues à des inondations, les maladies liées à la pollution, la dépendance aux énergies fossiles et aux matières premières: tout cela a un impact majeur sur la performance, mais n’apparaît pas dans les comptes financiers classiques lorsqu’ils arrivent. C’est ce constat qui m’a poussée à fonder Boostpartners il y a une dizaine d’années. L’idée était d’accompagner les entreprises dans leur transformation, avec un fort accent sur l’environnement, en croisant les enjeux financiers, technologiques et stratégiques. Mon expertise financière reste centrale: je l’utilise pour montrer concrètement aux dirigeants que ce qu’ils font – ou ne font pas – en matière d’ESG fragilise la valeur de leur entreprise et sa pérennité. En d’autres termes, si une société n’intègre pas ces dimensions environnementales, sociales et de gouvernance aux côtés de l'économie, elle prend un risque majeur pour son avenir.

Pourquoi les données ESG sont-elles aujourd’hui incontournables pour les entreprises?

Parce qu’elles mettent en lumière des éléments que la finance classique n’intègre pas — et que les standards financiers actuels empêchent même de comptabiliser tant qu’ils ne sont pas certains et mesurables — alors qu’ils ont un impact direct sur la valeur des entreprises. Quand une chaîne logistique ou de production peut-être interrompue à cause d’une inondation ou d’un éboulement de terrain, lorsque des salariés sont exposés à des maladies liées à la pollution ou aux produits chimiques, ou quand le prix de l’énergie fossile et des métaux augmentent du fait des marchés carbone ou de leur épuisement, tout cela fragilise la performance à moyen et long terme. Ces coûts existent mais ne figurent pas dans les comptes de résultats traditionnels. Aujourd’hui, les investisseurs, les clients et les régulateurs exigent de la transparence et veulent voir comment les entreprises gèrent ces risques et réduisent leurs impacts. Les données ESG deviennent donc essentielles, car elles rendent visibles ces facteurs cachés, prouvent la résilience ou révèlent des fragilités. Ne pas les intégrer, c’est risquer de perdre en crédibilité et en pérennité.

Quelles sont les principales difficultés rencontrées par les entreprises dans la collecte et l’exploitation de ces données?

La première difficulté, c’est la dispersion des informations: les données environnementales se trouvent dans différents services, les données sociales ailleurs et beaucoup d’informations sont éclatées entre différents systèmes ou parfois encore sur papier. À cela s’ajoute la question de la qualité: il faut s’assurer que les données soient fiables, complètes et comparables dans le temps, ce qui est loin d’être toujours le cas. Ensuite, il y a la question des standards: plusieurs référentiels coexistent, parfois incompatibles, ce qui complique les comparaisons. Beaucoup d’entreprises manquent aussi de ressources qualifiées, car la comptabilité carbone et l’ESG sont nouveaux, on ne les a pas appris comme la comptabilité financière. Enfin, il y a une dimension culturelle: beaucoup d’organisations pilotent encore uniquement par la finance et perçoivent l’ESG comme une contrainte plutôt que comme un outil stratégique.

Quelles solutions concrètes voyez-vous émerger?

On assiste à une explosion d’outils de reporting, mais il faut y aller pas à pas. La première étape, c’est de mesurer ce qui est le plus simple et le plus standardisé: bilans carbone, dépendance aux énergies fossiles, absentéisme lié à la chaleur ou aux maladies, conditions de sécurité. Ces indicateurs peuvent être automatisés à partir des données déjà présentes dans les systèmes de l’entreprise. De nombreuses plateformes existent aujourd’hui pour centraliser et automatiser la collecte des données ESG. Mais il ne suffit pas d’acheter un outil ou de les empiler: encore faut-il s’assurer que les données de départ existent, soient fiables et bien structurées, sinon l’automatisation n’a aucune valeur ajoutée. L’enjeu est donc d’utiliser ces solutions non seulement pour répondre aux régulateurs, mais surtout pour cartographier ses risques et bâtir des stratégies de long terme. C’est à ce moment-là que les données ESG cessent d’être une contrainte et deviennent un véritable levier de compétitivité et d’innovation.

Comment ces solutions évoluent-elles et quelles tendances observez-vous pour les prochaines années?

On va clairement vers plus d’automatisation. On est passé d’Excel à des outils beaucoup plus performants, capables d’aller chercher les données dans les systèmes de l’entreprise. La prochaine étape, ce sont des systèmes capables de reproduire une partie du travail de qualification, de vérification, de nettoyage et d’arbitrage que l’on fait encore manuellement aujourd’hui. Cela viendra vite et transformera la manière de mesurer et de décider. La tendance, c’est une meilleure intégration: ces solutions se connectent de plus en plus aux systèmes de l’entreprise — ERP, achats, RH, logistique — car les données ESG se trouvent partout, pas uniquement dans un rapport de conformité.

L’IA et les outils numériques transforment le reporting ESG. Quels en sont les apports, mais aussi les limites?

Le numérique et l’IA permettent déjà de simplifier et d’accélérer le reporting, en automatisant la collecte et l’agrégation de données dispersées. Mais il faut être clair: aujourd’hui, l’IA n’est pas encore capable de qualifier correctement les données. On ne peut pas lui faire une confiance aveugle, la stratégie reste avant tout humaine. Et puis, il y a un paradoxe qu’on oublie souvent: ces technologies ont elles-mêmes une empreinte environnementale importante. Les data centers consomment énormément d’énergie et de métaux. Pour que ces solutions soient crédibles, elles doivent donc devenir elles-mêmes plus durables, avec des infrastructures optimisées et des algorithmes plus sobres et qui ne reproduisent pas nos biais.

Une récente enquête de la ZHAW montre que près de 40% des entreprises suisses n’ont pas publié de rapport ESG en 2024. Qu’est-ce que cela vous inspire?

En Suisse, seules les entreprises cotées en bourse et de + 500 personnes doivent produire un rapport extra financier: on parle donc de ± 230 entreprises. 40% est un chiffre élevé si tel est le cas. Peu d’entreprises sont transparentes sur leurs performances ESG et leur plan de transition, encore moins sur leur devoir de vigilance en la matière. La principale raison, c’est un problème de compétences: on n’a jamais appris à faire un «bilan carbone» ou à intégrer la gouvernance et le social dans la performance, comme on a appris à le faire avec la comptabilité financière. La Suisse est clairement en retard en matière de reporting ESG et de devoir de vigilance, mais gardons en tête que la réglementation est applicable depuis 2024. La réglementation suisse reste floue, parfois peu contraignante, car culturellement, on préfère laisser les entreprises s’auto-réguler plutôt que d’imposer des obligations strictes, comme en contrairement à l’Europe. Résultat: une partie d’entre elles repoussent l’échéance ou expliquent que c’est trop complexe. Mais à terme, ce retard risque de nuire à la compétitivité et à l’innovation du pays.

Que faudrait-il pour aider les entreprises à rattraper ce retard?

Il faut investir dans les compétences, exactement comme on a appris la comptabilité financière et l’économie à une époque, on doit aujourd’hui apprendre la «compta carbone», la gestion de la biodiversité ou les enjeux sociaux liés à l’ESG. Il faut aussi rendre les outils plus accessibles et adaptés à la taille des entreprises, notamment les PME afin d’automatiser les processus de mesure ESG. Mais surtout, il faut changer de perspective: l’ESG ne doit pas être perçu comme une contrainte administrative ou un reporting, mais comme un levier stratégique. et de pilotage des entreprises. Au même titre que la finance.

Quel rôle doivent jouer les dirigeants pour que l’ESG ne soit pas une contrainte mais un levier stratégique?

Le rôle du leadership est absolument essentiel. Si la direction se contente de voir l’ESG comme une obligation de reporting, on reste dans une logique de conformité sans effet réel. En revanche, quand c’est le CEO qui prend le lead, qu’il implique les acheteurs, la production, la logistique et toutes les opérations, alors ça change la donne. L’ESG devient un outil pour réduire ses dépendances, ses coûts, innover et se projeter dans le long terme. Autrement dit, quand le dirigeant montre que l’ESG fait partie intégrante de la stratégie d’entreprise et pas seulement du reporting, toute l’organisation suit.

Pouvez-vous citer des exemples inspirants d’organisations qui exploitent efficacement leurs données ESG?

On voit émerger de plus en plus d’exemples dans l’industrie, l’énergie mais aussi l’agroalimentaire. Ces entreprises ne se limitent pas au reporting: elles exploitent leurs données ESG pour anticiper leurs risques, réduire leur dépendance aux énergies fossiles ou repenser leurs matériaux et leurs chaînes logistiques. Ce qui les distingue, c’est leur capacité à transformer une contrainte réglementaire en levier d’innovation et de compétitivité. Elles gagnent ainsi non seulement en efficacité, mais aussi en confiance auprès de leurs clients, de leurs talents et de leurs investisseurs.

Quelle est la clé pour transformer l’exploitation des données ESG en avantage compétitif durable?

Ne pas se limiter au reporting. La clé, c’est d’utiliser les données ESG comme un véritable outil de pilotage stratégique: cartographier ses impacts et risques, mettre en place les plans pour les réduire, ne pas avoir peur d’innover et de tester des solutions, réutiliser des matériaux. En résumé, intégrer ces éléments ESG dans les décisions quotidiennes au même titre que les indicateurs financiers. Et puis, il faut les partager de manière transparente, avec ses clients, ses investisseurs et ses collaborateurs. C’est comme ça qu’on transforme l’ESG en un avantage compétitif durable.«Le rôle du leadership est absolument essentiel. Si la direction se contente de voir l’ESG comme une ­obligation de reporting, on reste dans une logique de ­conformité sans effet réel.»

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