Editorial

Créativité s(t)imulée et supercherie cybernétique

(Image: Bench Accounting sur Unsplash)
(Image: Bench Accounting sur Unsplash)

Comme beaucoup, je me suis passablement amusé à créer des images à l'aide des outils d'IA générative disponibles en ligne. Pour être honnête, je devrais plutôt dire que je me suis amusé à jouer avec les prompts et à observer ce que la machine en faisait. Quoi qu'il en soit, nul doute que les modèles algorithmiques ont joué une part non-négligeable dans mon «processus créatif». Ce n'est pas anodin. En d'autres temps, c'est à dire il y a à peine quelques années, les évangélistes de l'automatisation intelligente nous promettaient qu'elle ne serait jamais en mesure de se substituer à cette capacité unique propre à l'humain qu'est la créativité. Mieux encore que le temps gagné grâce aux machines allait nous permettre d'en consacrer davantage à nos activités créatives. Ce n'est plus le cas, la rhétorique actuelle veut que l'IA soit elle-même créative et qu'elle augmente ainsi la créativité combinée humain-machine quand nous sommes assez futés pour y recourir.

Du point de vue de l'organisation c'est un changement considérable. Jadis (c’’est-à-dire hier), la créativité semblait l'ingrédient insaisissable et pourtant indispensable à la réussite de l'entreprise. Pour en profiter, il fallait recruter les bons collaborateurs, leur offrir un environnement où leur créativité puisse se déployer, et croiser les doigts. Avec l'IA générative la créativité rejoint le domaine de l'implémentable et du gérable. Ne reste plus qu'à adapter les processus et les compétences des collaborateurs - en gros leur enseigner à améliorer leurs prompts et à être attentifs aux éventuelles absurdités générées par la machine. 

Supercherie cybernétique

Bien entendu cette supposée créativité maîtrisée par et via la machine est de l’esbroufe: prédictibilité et créativité ne font pas bon ménage. Mais la manière dont la supercherie fonctionne mérite que l'on s'y intéresse, car c’est quasiment la même qui veut nous convaincre que les machines sont intelligentes, conscientes, voire qu’elles ont de l’esprit…

La première étape consiste à ne considérer une capacité que dans ce qu'elle a d’observable et à se convaincre qu'en réalité il n'y a rien d'autre. Dans cette optique, la créativité se résume à produire des contenus qu'un œil extérieur juge créatifs. Et quiconque parvient à produire de tels contenus est fondamentalement créatif, y compris la machine. De sorte que toute prétention à quelque chose de plus, à une sorte d'intériorité, n'est que le fantasme d’un humain soucieux de ses prérogatives. L'aphorisme «fake it till you make it» (faites semblant jusqu'à ce que vous y parveniez) se transforme ainsi en «faking it is making it» (faire semblant c'est y parvenir).

Reste ensuite à réaliser techniquement la machine capable de produire des contenus faisant suffisamment illusion. Et si l'IA a un don, c'est bien entendu celui d'imitation. Dans les coulisses des IA génératives, l'astuce des ingénieurs consiste à intégrer le feedback des humains dans l'entraînement pour être bien sûr de les convaincre (Reinforcement Learning from Human Feedback) et à ajouter une dose de hasard dans la génération de contenus (la température, dans leur jargon), histoire d'éviter la monotonie de la prédiction optimale. Et la supercherie marche, on ne parvient plus vraiment à distinguer contenus générés par la machine de ceux créés par l’humain, donc l’IA est créative, CQFD. (Au passage on a aussi créé les problèmes de fakes news, de droits d’auteur, etc.).

Sans oublier l’étape ultime. Après avoir dépouillé l’humain de son intériorité, et développé une machine imitant ses productions, on peut plaquer sur l’humain le fonctionnement de la machine, façon «Dans le fond, cette créativité dont les humains s’enorgueillissent, ne serait-elle pas que la combinaison de processus neurologiques déterminés et d’une dose de hasard? ».

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