Macroéconomie

L’IA, le Nobel d’économie et le PIB suisse

Les géants de la tech et les lobbys de l’économie prédisent un formidable bond du PIB en cas de large adoption de l’IA générative sans trop d’entrave règlementaire. Prix Nobel d’économie 2024, Daron Acemoglu fait une analyse plus nuancée de l’apport de cette technologie en matière de productivité et de croissance. Pour le professeur du MIT, l’orientation actuelle de l’IA, axée sur l’automatisation, fait fausse route et néglige une orientation axée sur la complémentarité, qui apporterait davantage à l’économie et au bien commun.

(Sources: Getty Image sous licence Unsplash+)
(Sources: Getty Image sous licence Unsplash+)

Va-t-on priver l’économie suisse de dizaines de milliards de surplus si l’on règlemente l’intelligence artificielle? Alors que le Conseil fédéral s’apprête à décider de sa stratégie en la matière, c’est la menace implicite d’une étude publiée au début de l’automne par Google, qui encense les atouts de la Suisse et pronostique un bond de 80 à 85 milliards de son PIB en dix ans…. à condition d’adopter vite et largement l’IA générative. 

L’étude a été vite relayée par Economie Suisse, et quelques mois plus tard, la faîtière publiait avec PWC et l’association Swico un plaidoyer pour une adaptation ciblée des lois existantes, plutôt que la création d’une loi globale sur l’IA sur le mode européen. «Il faut créer des conditions optimales pour le développement et l’utilisation de l’IA, avec le pragmatisme qui nous caractérise. Ce faisant, nous devons aussi parler des risques et les circonscrire. Cependant, nous ne devons en aucun cas réglementer à outrance la technologie, au risque de la faire périr», avertissait Monika Rühl, Présidente de la direction d’Economie Suisse.

Baptisée «L’opportunité économique de l’IA en Suisse», la fameuse étude sur le PIB suisse réalisée à la demande de Google par Implement Consulting Group mérite que l’on s’y intéresse. Tant pour la manière dont elle arrive à ses résultats, que parce que ses pré-supposés sont loin de faire l’unanimité chez les économistes. Et, parmi les voix les plus sceptiques, on trouve rien de moins que Daron Acemoglu, Professeur au MIT et co-récipiendaire du Prix Nobel d’économie 2024 pour ses travaux sur les facteurs qui façonnent la prospérité des pays à long terme.

Le calcul des économistes

L’étude relayée par Economie Suisse prédit donc un bond de 11% du PIB suisse à condition de mettre les gaz et de ne pas s’encombrer de régulations trop invasives. Pour ses prédictions, Implement Consulting Group (ICG) s’appuie sur l’analyse et la méthode développée en 2023 par Joseph Briggs, économiste chez Goldman Sachs, qui pronostique un gain de 7% du PIB à l’échelon mondial en cas de large adoption de l’IA générative.

Brièvement, Briggs calcule cette hausse en estimant les activités qui sont ou seront automatisables par l’IA générative. Il analyse l’importance de ces tâches dans les diverses professions pour en distinguer trois types: les métiers qui ne sont pas concernés par l’IA générative, comme la construction; les métiers qui seront sans doute en partie remplacés, comme les agents des centres d’appel; et les professions augmentées qui verront leur productivité accrue grâce à cette technologie. A l’aide de la même grille de lecture, ICG estime qu’en Suisse, 26% des emplois ne sont pas exposés, 8% devraient disparaître entièrement ou en partie, et 66% seront augmentés. 

Briggs considère en outre que l’automatisation supportée par l’IA générative a plusieurs effets positifs sur la productivité. Premièrement, les tâches automatisées coûtent moins cher. Deuxièmement, les emplois augmentés gagnent en productivité, car l’automatisation leur libère du temps pour des tâches productives. Troisièmement, à moyen terme, une grande partie des personnes qui ont perdu leur job à cause de l’IA générative, trouveront des emplois dans les nouveaux métiers qui naîtront de l’adoption de la technologie. 

En estimant ces trois facteurs et en combinant leurs effets, Briggs arrive à un surcroît de productivité de 1,4% agrégé par an pendant une décennie à l’échelon global. En y ajoutant les investissements dans l’IA générative, il estime que le PIB mondial pourrait donc croître de 7% en 10 ans. Avec la même méthode, l’étude d’ICG pour Google estime qu’en Suisse, le boost de productivité devrait atteindre 1,6% par an, de sorte que le PIB pourrait bondir de 11 à 12%, c’est-à-dire 80 à 85 milliards de francs, sur dix ans. 80% de cette croissance s’expliquant par l’augmentation de productivité des «emplois augmentés», le reste par les nouveaux jobs nés de l’IA qu’occuperont les personnes ayant perdu leur emploi.

graphique

Source: “The economic opportunity of AI in Switzerland”, étude d’Implement Consulting Group mandatée par Google, 2024

Comme on l’a dit, ce calcul ne fait pas l’unanimité chez les économistes. Dans un article publié au printemps 2024, le Prix Nobel Acemoglu exprime ses réserves par rapport aux projections mirobolantes de Briggs et d’autres. «Il devrait être clair qu'il est extrêmement difficile de prévoir les effets de l'IA sur la macroéconomie et que cette prévision nécessite de se baser sur un certain nombre d'hypothèses spéculatives. Néanmoins, l'essentiel de cet article montre qu'un cadre simple peut discipliner notre réflexion et nos prévisions, et que si nous prenons ce cadre et les estimations existantes au sérieux, il est difficile d'arriver à des gains macroéconomiques très importants», explique-t-il. 

S’appuyant ainsi sur la même méthode que Briggs, mais avec davantage de subtilités, il parvient à des pronostics bien plus modestes. Au lieu d’un gain de productivité agrégé de 9,2% sur dix ans, il l’estime à 0,53%. Quant au bond du PIB opéré par l’IA, il prédit une hausse de 0,90% contre 7% chez Briggs. Si l’on considère, comme le fait ICG, que la Suisse a des prédispositions avantageuses, le calcul d’Acemoglu signifierait une augmentation du PIB suisse de 1,41% en dix ans, soit un surplus de 12 à 13 milliards de francs.

Les subtilités d’Acemoglu

Dans ses analyses, le prix Nobel d’économie 2024 introduit plusieurs subtilités intéressantes:

Tâches simples ou difficiles à apprendre

Pour Acemoglu, l’IA actuelle est en mesure de réaliser des tâches «faciles à apprendre», mais pas des tâches difficiles. Les tâches faciles possèdent deux caractéristiques: il existe un indicateur fiable et observable du résultat attendu, et il est simple d’associer les actions à entreprendre et leur résultat. On sait par exemple ce qu’il faut faire pour cuire un oeuf et on peut mesurer que l’oeuf est cuit. En revanche, dans les tâches difficiles, les données fiables manquent, les actions à entreprendre dépendent du contexte et requièrent quantité d’hypothèses, et, parfois, ce qu’il faut apprendre est en tant que tel une énigme. Diagnostiquer la cause d’une toux persistante pour proposer un traitement est par exemple une tâche difficile. Au mieux l’IA peut apprendre à imiter le diagnostic des médecins, ce qui n’apporte ni complémentarité, ni gain de performance.

Profitabilité de l’automatisation

Acemoglu fait donc une estimation plus modeste de la proportion des tâches que l’IA est susceptible d’automatiser en théorie. Mais surtout, il juge que seules certaines de ces activités le sont de manière profitable. Autrement dit, lorsque, pour une tâche donnée, il est meilleur marché pour une entreprise de faire appel à l’humain, cette tâche ne sera sans doute pas automatisée. Au lieu des 25% d’activités bientôt automatisées pronostiquées par Briggs, il estime que seul 4,6% le sont en réalité.

Les nouveaux jobs et les leçons de l’histoire

Pour Briggs, l’histoire montre que la croissance économique découle largement des nouveaux jobs créés par les technologies: elles suppriment des emplois, mais en font émerger d’autres plus productifs et nécessitant de la main d’œuvre. Acemoglu fait une autre analyse de l’histoire et estime que cette création de nouveaux métiers n’est pas garantie. Ainsi, les personnes ayant perdu leur emploi lors de la mécanisation de l’agriculture dans la seconde moitié du 19ème siècle en ont trouvé d’autres dans les usines et les bureaux… grâce à d’autres technologies. Ce ne sont pas les jobs de réparateurs de tracteurs qui ont compensé la perte d’emplois. (De manière analogue, on peut se demander si les nouveaux métiers de l’IA - data scientists et autres prompt engineers - sauraient représenter un débouché pour tous les employés laissés sur le carreau par l’automatisation). Il faudrait donc qu’apparaissent de nouvelles activités, mais cette création est en perte de vitesse ces dernières décennies aux USA, constate Acemoglu. L’automatisation s’accélère, mais la réintégration des employés dont les jobs ont disparu ralentit. 

Technologies couci-couça

Dans d’autres articles, Acemoglu note par ailleurs que certaines technologies d’automatisation n’apportent que de maigres gains de productivité par rapport aux travailleurs humains. Il estime que ce sont ces technologies moyennes ou couci-couça (so-so technologies) et pas les technologies d’automatisation les plus efficientes qui menacent l’emploi et les salaires. Elles conduisent à remplacer les jobs humains, mais leurs gains de productivité modestes ne créent que peu de valeur et ne conduisent donc pas à grossir la demande en main d’œuvre. L’intelligence artificielle actuelle est justement une technologie couci-couça, analyse le lauréat du prix Nobel. Elle automatise des activités où l’humain est performant (comme la reconnaissance vocale ou d’image) sans apporter beaucoup de valeur.

Compléter l’humain plutôt que l’automatiser

Dans pusieurs articles, Daron Acemoglu appelle à opérer un virage dans le développement de l’intelligence artificielle. Par effet d’emballement, on déploie la technologie à tout va pour automatiser, alors même que les gains de productivité ne sont pas au rendez-vous. Dans le même temps, on néglige d’autres développements et usages plus féconds tant en matière de productivité que d’impacts sociaux, explique-t-il. On risque ainsi d’obtenir le pire des deux mondes: être privé du potentiel de transformation de l’IA, et souffrir de suppressions d’emplois, de désinformation et de manipulation.

Selon Acemoglu, plusieurs facteurs contribuent à l'orientation univoque vers l'automatisation. D’abord, le marché tend à suivre le paradigme dominant et peine et à explorer des alternatives quand bien même elles seraient plus productives. Ensuite, les géants technologiques, qui attirent les ingénieurs de talent et dictent en grande partie les efforts et recherches en matière d’IA, se focalisent sur l’automatisation et l’élimination du facteur humain jugé faillible. Enfin, la valeur sociale de l’emploi est ignorée par le marché, et les politiques fiscales tendent à soutenir l’investissement et à taxer le travail. 

Pour le Prix Nobel, cette focalisation sur l’automatisation n’est cependant pas une fatalité et le développement de l’IA pourrait suivre d’autres visées avec des gains considérables, tant en termes de productivité que de demande de main d’œuvre.

A l’heure où de nombreux métiers sont submergés d’informations pas forcément utiles, Acemoglu estime que l’IA tant prédictive que générative pourrait offrir un apport bien plus intéressant que des chatbots écrivant des sonnets: «Des infirmières aux éducateurs en passant par les électriciens, les plombiers, les ouvriers et autres artisans modernes, de nombreuses professions sont entravées par le manque d'informations spécifiques et de formation pour faire face à des problèmes de plus en plus complexes. Pourquoi certains élèves prennent-ils du retard? Quels sont les équipements et les véhicules qui nécessitent une maintenance préventive? Comment détecter les dysfonctionnements dans des produits complexes tels que les avions? C'est exactement le type d'informations que l'IA peut fournir». 

Ainsi par exemple dans l’éducation, l’analyse d’informations sur les réactions, difficultés et succès des étudiants pourrait servir à recommander des modes d’enseignement individuels appropriés. Et, dans la santé, au lieu d’automatiser - comme on le fait en radiologie -, on pourrait davantage se concentrer sur des activités où les humains - notamment le personnel infirmier - pourraient étendre leurs capacités de conseil, de diagnostic et de traitement. 

Acemoglu relève toutefois qu’un tel virage vers une IA complémentaire nécessite en parallèle des investissements conséquents dans l’humain, dans la formation, dans les compétences. «En définitive, nous avons besoin d'un programme anti-AGI et pro-humain pour l'IA. Les travailleurs et les citoyens devraient être habilités à orienter l'IA dans une direction permettant à cette technologie de tenir ses promesses. Mais pour cela, nous aurons besoin d'un nouveau discours dans les médias, les cercles politiques et la société civile, ainsi que de meilleures réglementations et réponses politiques», conclut-il.

Références:


 

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