Crypto-économie

Bulle ou révolution: la folie des ICO peut-elle durer?

Les levées de fonds en cryptomonnaies ont été multipliées par 50 en deux ans. En 2017, les start-up de la blockchain ont trouvé cinq fois plus d’argent grâce à ces ICO que via les financements traditionnels. Mais les nombreuses fraudes et cyberattaques représentent un coûteux revers de médaille qui poussent les régulateurs à s’emparer du sujet… État des lieux.

(Source: Studio_3321 / fotolia.com)
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Les chiffres donnent le tournis: l’équivalent de près de 4,6 milliards de dollars ont été levés grâce à des Initial Coin Offerings (ICO) en 2017 contre 236 millions l’année précédente. Soit une croissance de 1847%!

Si, pour les start-up, ces levées de fonds en cryptomonnaies représentent un moyen novateur de se financer, entre le tour de table traditionnel et le crowdfunding, le flou sur leur cadre juridique représente un risque pour l’investisseur que certains n’ont pas hésité à exploiter à travers des opérations frauduleuses.

Ces dérives inquiètent les gouvernants comme les acteurs du secteur qui ne voudraient pas que quelques scandales fortement médiatisés ne tuent dans l’œuf ce nouveau levier de financement. En Suisse, le Secrétariat d’État aux questions financières internationales (SFI) a d’ailleurs annoncé, ce 18 janvier, la création d’un groupe de travail en vue d’adapter le cadre législatif aux ICO. L’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (FINMA), qui a déjà appelé les entreprises souhaitant procéder à une ICO à respecter le droit suisse, prendra part à cette réflexion qui doit aboutir à un rapport d’ici la fin de l’année.

Des risques à limiter

Le problème réside dans la difficulté de juger de la fiabilité des jetons (tokens) émis. En effet, lors d’une ICO, les porteurs du projet en quête de financement mettent en vente des jetons contre des cryptomonnaies. Deux types de jetons existent: les «security tokens» correspondent à des actifs bien réels (comme le pétrole, gaz et les minerais rares dans le cas du «Petro» qu’a voulu créer le président du Venezuela) tandis que les «utility tokens» servent à profiter de services basés sur la blockchain et fournis par l’entreprise à l’origine de l’ICO (c’est le cas pour Kodak ou Telegram). Les caractéristiques de ces jetons sont définies dans un livre blanc (whitepaper) publié par les entrepreneurs en amont de leur ICO. Ils sont censés y décrire ce que permettront de faire ces tokens une fois que le service existera, mais aussi les principes qui régissent l’émission de ces tokens (règles du smart contract) et les droits et pouvoirs auxquels ils donnent accès en termes de gouvernance (qui peut décider d’un changement dans le code informatique qui gère ces tokens sur la blockchain?).

«L’ICO typique n’a pas de clients, pas de chiffre d’affaires et dans la plupart des cas, pas de produit fonctionnel. Les valorisations basées uniquement sur un livre blanc seront toujours risquées et extrêmement spéculatives», avertit EY dans une étude sur le sujet publiée en décembre. Le cabinet de conseil parle d’un «effet de mode» et observe l’amorce d’un déclin: «la capacité d’atteindre les objectifs de collecte de fonds est en baisse depuis le milieu de l’année 2017; elle est passée de 90% en juin à 25% en novembre.»

La plupart de ces levées de fonds se font donc sur la base de prototypes dont le lancement est prévu plus d’un an après au plus tôt. Les sources de désillusions sont alors nombreuses. Certains projets ne passent jamais de l’idée à la mise en œuvre, d’autres entrent en production mais commencent alors à accepter des monnaies conventionnelles, ce qui réduit la valeur des jetons. EY relève aussi des cas où le whitepaper occulte une partie du code du smart contract régissant l’opération et permet par exemple aux initiateurs du projet d’émettre de nouveaux jetons à n’importe quel moment, diluant ainsi leur valeur. Seul bouclier pour les investisseurs: s’assurer que le code a été examiné par des développeurs expérimentés et des experts en cybersécurité avant le lancement de l’ICO.

Pour éviter ces déboires, Nicolas Sierro, formateur sur le sujet des ICO auprès des start-up incubées par l’EPFL, pense qu’il faut «éduquer plutôt que d‘empêcher». Selon lui «communiquer sur le fait que ces opérations sont risquées, qu’il ne faut y mettre que l’argent qu’on est prêt à perdre, qu’il faut se renseigner auprès de sachants ou de forum ou de sites de ratings avant d’investir sera plus constructif que de bloquer par principe les ICO.»

Après une année 2017 complétement folle, le cabinet PwC Strategy& croit de son côté en une rationalisation du phénomène via l’émergence d’un modèle hybride entre la rigidité des levées de fonds traditionnelles (seed, série A, série B, série C, IPO) et ces ICO hasardeuses. Selon le Dr Daniel Diemers, expert en fintech de la société de conseil, un tour de table basé sur la présentation d’une équipe, d’un business plan et d’un prototype qui tiennent la route devrait précéder une ICO qui n’adviendrait qu’après les premières démonstrations du potentiel du projet. Si elle peut apparaître comme un frein à l’innovation, cette validation des projets par un premier tour géré par des investisseurs professionnels devrait déjà laisser sur le bord de la route quelques vénaux margoulins.

Dans leur étude, EY et PwC se rejoignent: l’avenir des ICO sera déterminé par la transparence dans l’usage de la blockchain et la capacité d’établir de nouvelles normes acceptées par tous les participants. C’est tout le sens de l’initiative de la Crypto Valley Association zougoise qui, le 12 janvier de cette année, invitait ses membres (plus de 550 entreprises et individus) à signer un code de conduite, visant notamment à encadrer leurs campagnes ICO.

La vérification de l’identité des investisseurs (KYC), l’utilisation des logiciels de lutte contre le blanchiment d’argent (AML), la nécessité d’être une entité juridique (présentant une gouvernance limpide) pour pouvoir lancer une ICO, la justification des montants mobilisés par les besoins réels des projets financés, le déblocage échelonné de ces fonds et la mise en place de contrats intelligents spécifiant le volume des échanges sont les garde-fous qui devraient faire leur apparition et assainir la situation selon PwC.

Des disparités régionales

Parmi ces mesures, difficile de distinguer celles qui doivent demeurer de l’ordre de l’autorégulation de la part des acteurs du secteur de celles qui méritent d’être inscrites dans la loi. Les gouvernements de par le monde se saisissent un à un du sujet. Certains prônent l’interdiction pure, d’autres tentent d’appliquer les lois existantes à ce nouvel objet, les derniers cherchant de nouvelles voies.

Ainsi la Chine, la Corée du Sud et le Vietnam ont d’ores et déjà interdit ces crypto-levées de fonds sur leur territoire tandis que Hong Kong et Singapour ont mis en place des environnements légaux plutôt accommodants sur les échanges de cryptomonnaies et de tokens.

Aux Etats-Unis, plusieurs événements ont poussé les entrepreneurs américains à chercher une terre plus accueillante pour mener leur ICO. Le 29 novembre dernier, l’agence gouvernementale en charge de la collecte d’impôts (IRS) a notamment gagné son procès face à la plate-forme Coinbase qui refusait de lui donner accès aux gains en cryptomonnaies réalisés par ses utilisateurs. Durant le mois de décembre, le gendarme de la Bourse américain est également par deux fois intervenu à l’encontre d’une ICO avant que son président ne mette en garde les investisseurs contre ce type d’opérations qui peuvent «violer les lois fédérales sur la sécurité.»

De son côté, l’Autorité européenne des marchés financiers (AMF) est beaucoup moins drastique mais s’interroge. Elle a lancé le 26 octobre dernier une consultation publique sur le sujet. Les options évoquées vont de la simple diffusion de bonnes pratiques à la validation directe par l’AMF avant de pouvoir lancer une ICO.

Ainsi entourée, la Confédération tire son épingle du jeu affirme l’étude PwC. La Suisse a su mettre en avant la force de son écosystème (start-up de la blockchain, enseignement supérieur performant, gouvernement favorable, grandes entreprises), sa fiscalité avantageuse et sa culture de l’innovation pour faire de la Crypto Valley la capitale mondiale pour ces levées de fonds d’un nouveau genre. Et le Conseil Fédéral a bien compris que si ce nouveau marché mérite d’être assaini, il n’est pas souhaitable de nuire à l’attractivité du pays. «Que la Suisse se donne une année pour discuter avec les acteurs avant de décider quoi que ce soit est une bonne chose, défend Nicolas Sierro. La question est complexe. En les encadrant, l’enjeu est de filtrer les ICO, de privilégier la qualité sur la quantité.»

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