Interview

Antoinette Rouvroy: «La notion de projet est remplacée par celle d’opportunité en temps réel»

| Mise à jour
par Rodolphe Koller

Lors du dernier festival Transmediale, notre rédaction s’est entretenue avec Antoinette Rouvroy, chercheuse belge réputée notamment pour ses travaux sur la gouvernance algorithmique.

Antoinette Rouvroy est Chercheur qualifié FNRS au Centre de Recherches Information, Droit et Société de l‘Université de Namur en Belgique. (Quelle: http://works.bepress.com/antoinette_rouvroy)
Antoinette Rouvroy est Chercheur qualifié FNRS au Centre de Recherches Information, Droit et Société de l‘Université de Namur en Belgique. (Quelle: http://works.bepress.com/antoinette_rouvroy)

Vous inscrivez l’engouement pour le big data dans un phénomène plus large de passion pour le réel. Qu’entendez-vous par là?

L’idée m’est venue à la lecture d’un petit livre du philosophe Alain Badiou dans lequel il critiquait une certain appétit du théâtre contemporain pour le réel, pour la présence pure du corps nu sur scène. On peut parler en quelque sorte de non-théâtre où l’idée de représentation est absente. On retrouve cette même idée de passion pour le réel dans les reality show ou dans les obsessions contemporaines pour le temps réel et le coût réel. Il en va de même avec les big data qui prétendent faire parler et être en prise directe sur un réel parfaitement objectif, débarrassé des représentations et catégories subjectives, mais aussi politiques. En même temps, cette objectivité s’appuie sur des algorithmes parfaitement opaques. Cette opacité est même revendiquée par les fournisseurs, qui y voient une condition de la fiabilité des résultats, typiquement dans le cas du ranking de Google. Ce secret qui entoure les algorithmes pose problème, bien sûr, car il empêche les gens de comprendre la logique des classements et de contester les profilages dont ils font l’objet.

Cette prise sur le réel intéresse beaucoup le marketing qui peut employer le big data pour avoir une compréhension granulaire des clients et leur proposer des offres davantage ciblées et pertinentes. En quoi est-ce un problème?

Dans le domaine du marketing, le big data permet effectivement de procéder à une hypersegmentation du marché. En faisant varier les offres et les prix, non plus en fonction d’une demande globale, mais en fonction des trajectoires singulières ou de l’élasticité prix de chaque individu. L’une des dérives touche au domaine de l’assurance, car la possibilité de faire payer chacun pour son risque réel s’oppose à la notion même de solidarité et de mutualisation du risque qui est au cœur de l’assurance. On débouche aussi sur des systèmes susceptibles d’alerter un consommateur d’une offre lui correspondant exactement. Le problème, c’est que cette proposition s’effectue en temps réel, alors que la formation d’un désir véritable nécessite un certain laps de temps. Face à une sollicitation, il faut un moment de recul pour savoir si c’est un choix auquel on adhère et dans lequel on peut se reconnaître. Ce mode de réflexion est remplacé par un mode réflexe orienté vers le passage à l’acte d’achat et la satisfaction immédiate des pulsions les moins réfléchies.

Que pensez-vous des assistants numériques qui produisent des recommandations en temps réel basées sur le contexte et le profil des utilisateurs?

Ces outils font que la notion de projet est remplacée par celle d’opportunité en temps réel. Alors que je prévoyais de prendre le métro pour me rendre à ma destination, on m’avertit soudainement qu’un bus s’apprête à passer qui va m’y emmener plus vite. Au lieu de projeter, on réagit en temps réel aux opportunités. Ce n’est pas sans conséquences cognitives et anthropologiques. D’un côté, la capacité de planifier, de se projeter, d’imaginer peut s’user à force de ne pas être utilisée. De l’autre, les opportunités suggérées par les assistants digitaux menacent l’idée d’errance et de flânerie sans but, l’idée donc que la vie physique et psychique ne soit pas entièrement vouée à la production ou à la consommation.

Quel est l’impact de ces recommandations en temps réel sur notre perception de l’espace?

Les assistants numériques s’appuient sur le profil, l’historique et les préférences des utilisateurs, par exemple pour nous recommander un restaurant ou nous signaler que l’une de nos connaissances se trouve à proximité. On assiste ainsi à une hyperpersonnalisation de l’espace public et à une hypertrophie de l’espace privé. Alors qu’on dit qu’il n’y a plus de vie privée, je pense que l’on est face au phénomène inverse. Même dans l’espace public, nous sommes chacun dans une bulle de plus en plus individualisée, qui nous prive de l’expérience commune, de la faculté d’être confrontés à quelque chose ou à quelqu’un qui n’a pas été prévu pour nous.

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