Interview

Hervé Berthet et Damien Corti, RTS: «L’échange de fichiers a remplacé la cassette comme lien entre les systèmes»

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par Interview: Rodolphe Koller

La Radio Télévision Suisse (RTS) vit à la fois la convergence entre radio et télévision et une transition profonde vers le numérique, qui impactent naturellement son informatique. Pour comprendre cette évolution, notre rédaction s’est entretenue avec Hervé Berthet (CIO) à Genève et Damien Corti (CTO) en vidéoconférence depuis Lausanne – tout un symbole.

Pour Hervé Berthet (CIO) (en photo) et Damien Corti (CTO), l’acceptation du changement induit par l’informatique requiert un important travail de terrain auprès des collaborateurs de la RTS. (Quelle: @ Philippe Christin)
Pour Hervé Berthet (CIO) (en photo) et Damien Corti (CTO), l’acceptation du changement induit par l’informatique requiert un important travail de terrain auprès des collaborateurs de la RTS. (Quelle: @ Philippe Christin)

Vous êtes deux personnes à diriger ensemble l’informatique de la Radio Télévision Suisse. Comment vous répartissez-vous les rôles?

Damien Corti: Ce n’est jamais évident de faire un découpage. Le pari qui a été fait consiste à séparer une partie support et maintenance dont s’occupe Hervé, et une partie plus prospective, avec les projets, l’architecture globale et la gestion des workflows dont je m’occupe. Pour faire une analogie, je m’occupe de l’urbanisme de la cité, alors qu’Hervé va plus dans le détail de chaque maison. Cette séparation est aussi une conséquence de l’évolution numérique. Les processus et les échanges entre les îlots de production étaient basés sur des cassettes, qui sont désormais remplacées par des fichiers et des flux informatiques. Il importe dès lors de développer une vue d’ensemble des systèmes. Je dispose à cet effet d’une vingtaine de collaborateurs pour gérer les projets et s’occuper de l’architecture globale et des processus métiers. 

Hervé Berthet: La télévision et la radio étaient des domaines techniques analogiques qui sont devenus des domaines informatiques. Cette transition demande de revoir les processus de travail et de mettre en place des workflows informatisés. L’une des difficultés majeures consiste à réunir des îlots autrefois séparés et à construire un ensemble cohérent. C’est une transformation qui est toujours en cours; certaines applications sont déjà compatibles avec une architecture SOA et d’autres ne le sont pas. C’est là que se situe le rôle de Damien, alors que le mien consiste à mettre ces workflows en œuvre, à les faire vivre au quotidien et à supporter nos quelque 2500 utilisateurs. A cela s’ajoute l’importance des archives pour notre activité et qu’il s’agit de numériser pour en faciliter l’accès. Ce processus se poursuit à la télévision, alors qu’il est achevé à la radio.

Quels sont les moteurs de ce passage au numérique?

HB: La numérisation s’impose en premier lieu par le passage à la HD. Elle est nécessaire d’un point de vue technologique, et elle permet notablement de faciliter l’accès aux médias. Il y a cependant des contraintes liées au métier de la télévision. Nous devons notamment travailler avec deux qualités de fichiers: d’une part des fichiers broadcast volumineux et d’autre part des fichiers en basse résolution, qu’il est possible de visualiser et d’éditer sur un poste de travail. Pour résumer, le défi consiste à développer cette synergie naturelle tout en tenant compte des spécificités de nos métiers. C’est donc un processus long et complexe. 

Ou en êtes-vous dans cette transition vers une architecture convergente?

DC: De fait, il y a eu deux convergences. D’abord, une convergence des informatiques qui, dans le cas de la radio, s’est déroulée dans les années 2000. Dès 2006, les journalistes de la RSR ont eu accès à leur messagerie, à leur suite bureautique et à leurs outils de production et de montage depuis une seule et même station. En conservant néanmoins deux réseaux pour protéger les systèmes de production. La seconde convergence concerne les médias et elle est intervenue il y a trois ans avec la fusion de la RSR et de la TSR.

HB: Comme vous le constatez, Damien vient de la radio et je viens de la télévision, ce qui témoigne de cette convergence. L’enjeu dans le cas de la télévision, c’est que le lien entre les systèmes était autrefois assuré par la cassette qui naviguait entre l’archivage, la production et la diffusion. Avec le numérique, on a affaire à des flux de fichiers – c’est une autre logique. De plus, comme toujours dans ce genre d’évolution, on ne peut pas raser l’existant et il faut continuer à le faire vivre en parallèle. La première étape, qui est maintenant achevée, visait à ce que tous les systèmes communiquent sur la base d’un identifiant unique, équivalent en quelque sorte à la cassette. Une des difficultés étant que la cassette contient intrinsèquement des données techniques. Il a donc fallu développer un concept d’asset liant plusieurs fichiers entre eux, typiquement l’audio et la vidéo ou les diverses séquences d’une émission. Après la radio, on peut dire que depuis 2010 la télévision est elle aussi tapeless.

Est-ce à dire que les fichiers de la radio et de la télévision sont uniformisés?

DC: Pas encore. De fait, la télévision compte quatre filières – les sports, l’actualité, les magazines, les productions achetées – auxquelles la radio est venue s’ajouter. Evidemment, ces cinq filières travaillent différemment pour de multiples raisons. Les sujets d’actualité sont par exemple bien plus courts que les sujets magazines. En radio, on compte 95% de productions propres contre 30% en télévision. Au départ, les différences étaient si grandes qu’en interconnectant les filières, on risquait de se retrouver avec une toile d’araignée ingérable. Le premier objectif a donc été de les mettre à niveau et de développer un fonctionnement global aussi uniforme que possible, pour ensuite pouvoir véritablement échanger des fichiers.

HB: Il faut ajouter que dans cette première étape, nous avons également eu un gros travail d’analyse et de mutualisation au sein même des filières. On avait par exemple une vingtaine de façons de faire un magazine et, des émissions comme A Bon Entendeur et Toutes Taxes Comprises avaient des modèles de production totalement différents. L’informatique demande de simplifier les choses. En somme, nous n’avons pas encore un outil commun unique au niveau de la RTS pour gérer tous les assets, mais nous avons réussi à n’avoir plus que trois à quatre systèmes de production.

Il a donc fallu harmoniser les processus de production?

HB: Nous avons sans doute négligé cet aspect lors de la première étape avec des difficultés et des résistances à la clé. Cela nous a amené à revoir notre organisation pour la seconde étape, en séparant la maîtrise d’œuvre de l’analyse des processus métiers en amont. 

DC: Nous avons maintenant réalisé une cartographie complète des processus. C’est-à-dire non seulement les opérations dans chaque système mais aussi et surtout les processus transversaux qui passent d’un système à l’autre. Ensuite, nous avons établi une matrice des responsabilités qui documente par exemple quelles opérations effectue une assistante de production et sur quels outils. Ce travail a notamment pour objectif de pouvoir anticiper l’impact d’un changement d’outil sur le métier. Indirectement, il nous a également permis de détecter des incohérences et des erreurs dans les processus, et de les réparer – un gros travail qui est encore en cours.

Comment menez-vous à bien ces changements auprès des collaborateurs?

DC: Lorsque vous parlez de gestion par processus, tout le monde est pour, il faut y aller, c’est la solution. Dans les faits, les choses sont plus difficiles. Par le passé, on a considéré à tort que l’urbanisation était un projet technique, ce qui a amené l’informatique à devoir assumer des changements de processus métier, qui ne sont pas de sa responsabilité. Pour que le changement soit accepté, il est primordial de faire un travail de terrain, d’expliquer aux collaborateurs pourquoi un changement est nécessaire en lui donnant du sens. Même s’il engendre parfois une charge plus grande pour un secteur, un changement peut sur l’ensemble de la chaîne s’avérer très profitable et faire gagner du temps ailleurs. 

HB: Avec cette nouvelle approche, nous sommes en mesure d’identifier les problèmes et de valider les processus en amont avec les métiers, avant de développer les workflows correspondants au niveau informatique. C’est un fonctionnement bien meilleur.

Comment le web s’articule-t-il dans cette architecture?

DC: On peut considérer le web comme une filière supplémentaire, qui incarne la fusion des médias. La filière web a la particularité de s’alimenter des autres filières, la loi nous interdisant de produire des contenus exclusivement pour le web. Nous souhaitons pouvoir néanmoins enrichir notre site avec des contenus broadcast, avant leur diffusion. Il faut donc avoir accès à la base des contenus produits mais non encore diffusés. C’est techniquement possible, mais pas encore au niveau des flux de travail, sachant que beaucoup de métiers peuvent être impactés. Une autre spécificité du web touche à la problématique de la gestion des droits. Il est désormais possible, par exemple, de diffuser des séries américaines en streaming en tenant compte de la géolocalisation de l’utilisateur. Mais le domaine reste extrêmement strict et contraignant.

Collaborez-vous au niveau IT avec les autres unités d’entreprise de la SSR?

HB: Oui, nous avons des projets de centralisation de services avec la SSR. Nous disposons depuis deux ans d’une infrastructure partiellement mutualisée, notamment dans le centre de données de Berne où nous déployons des systèmes unifiés. Nous avons aussi augmenté notre capacité réseau pour pouvoir échanger des fichiers avec les autres régions sans perte de temps par rapport aux lignes vidéo, avec lesquelles le transfert dure le temps de la séquence. A moyen terme, nous voulons aller plus loin dans la mutualisation des services liés aux métiers de la production et notamment permettre la recherche centralisée de contenus de toutes les régions via un portail.

Le travail journalistique requiert de la mobilité. Quelles solutions avez-vous mis en place?

HB: La demande est double. Il y a d’une part le travail des journalistes sur le terrain et d’autre part le fait que nous avons deux sites. Au niveau des postes de travail, nous avons remplacé une grande part des desktops par des laptops, ce qui entraîne des surcoûts et une gestion du parc plus complexe. En ce qui concerne les applicatifs, les utilisateurs disposent notamment de push mail et ils peuvent accéder aux outils de production et aux fichiers en basse résolution via VPN. Nous avons également un concept de desktops partagés pour faciliter l’itinérance entre nos sites de Genève et Lausanne.

Quels sont vos grands projets pour 2013?

DC: Un important projet touche à la gestion simplifiée des contenus en préparation dans la filière magazine. Dans la filière radio, nous mettons en place un nouveau système de production harmonisé au niveau national, qui décloisonnera les bases de son de nos quatre chaînes radio et de l’information. Nous allons également déployer un système commun pour la gestion des news entrantes dans les diverses filières. Les projets ne manquent pas et les ressources sont limitées et souvent tiraillés entres les opérations de support et de projet. Il faut donc fixer des priorités et planifier minutieusement les moyens. Il y a souvent une incompréhension des journalistes et producteurs, pour lesquels il faudrait que tout soit en place la première année. Tout est tellement simple sur les tablettes et smartphone qu’il leur est difficile de comprendre que cela prenne autant de temps à l’interne pour créer des passerelles.

Vous vous confrontez comme d’autres à la consumérisation de l’IT…

DC: Bien sûr. Et on n’a pas toujours l’argumentation pour répondre. Paradoxalement, les utilisateurs aimeraient des solutions plus simples et rapides avec évidemment la qualité HD (pas celle de Youtube), mais ils résistent aussi au changement quand leurs habitudes sont affectées. Vu l’importance croissante que revêt l’informatique, il est essentiel qu’elle soit comprise et soutenue par la direction et que les moyens nécessaires lui soient octroyés. Or les budgets IT ont tendance à diminuer afin d’injecter les moyens dans nos programmes. En même temps, les supports informatique et technique se sont pourtant complexifiés. Dématérialisation oblige, les utilisateurs ont notamment perdu en autonomie par rapport à leurs outils. Avant, lorsqu’un problème survenait, le collaborateur pouvait lui-même expliquer l’incident, voire le réparer. Lors de la panne d’un magnétoscope, la cause était identifiée et il suffisait de changer rapidement d’appareil ou la pièce défectueuse. Aujourd’hui, lorsque l’on constate un problème, l’utilisateur doit forcément faire appel au support pour le diagnostic qui, dans le monde informatisé et interconnecté, est bien plus complexe à établir qu’auparavant.

HB: J’ajouterais que le risque lié au single point of failure a augmenté. Pour reprendre l’exemple du magnétoscope, la panne n’avait qu’un impact restreint, alors qu’une base de données corrompue est susceptible d’affecter de multiples processus. D’un côté, les systèmes n’ont jamais été aussi redondants; de l’autre, une panne peut avoir des conséquences beaucoup plus importantes. C’est un autre changement induit par le passage au numérique.

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