Neutralité du net

Jens Kaessner, Ofcom: «Les pratiques inacceptables sont celles qui visent à nuire à un concurrent»

| Mise à jour
par Interview: Rodolphe Koller

L’Office fédéral de la communication est pour l’heure la seule autorité suisse à s’être exprimée sur la neutralité des réseaux. Exploration de quelques pistes de régulation avec Jens Kaessner, auteur de deux documents sur le sujet pour le compte de l’Ofcom. (Interview réalisée en juillet 2010).

Avocat de formation, Jens Kaessner s’occupe entre autres des questions touchant à la neutralité d’internet au sein de la division Services de télécommunication de l’Office fédéral de la communication
Avocat de formation, Jens Kaessner s’occupe entre autres des questions touchant à la neutralité d’internet au sein de la division Services de télécommunication de l’Office fédéral de la communication

Vous avez publié en mars un document sur la neutralité des réseaux pour le compte de l’Ofcom. Qu’est-ce qui vous a motivé à vous saisir de ce sujet?

De façon générale, je m’occupe au sein de l’Ofcom du cadre légal des nouveaux développements dans les télécoms et j’examine dans quelle mesure ils peuvent entraver le bon fonctionnement du marché. Il s’agit aussi d’évaluer si et comment nous pouvons agir pour améliorer les choses. Il est logique que nous nous intéressions au thème de la neutralité du net. Il faut en effet éviter que ne se créent des barrières d’entrée limitant les innovations qui ont lieu en marge des réseaux et qui contribuent au bien-être de la société.

S’agit-il pour vous d’un problème économique, technique, politique?

Le débat est vaste et complexe. Fondamentalement, il s’agit d’un problème d’économie publique. D’un côté, il est désormais techniquement plus simple pour les opérateurs de différencier ce qui passe par leurs réseaux. De plus, il est économiquement normal qu’une entreprise différencie ses produits en définissant des offres de divers prix et qualités, comme les courriers A et B. D’un autre côté, l’indistinction qui prévalait jusqu’alors profitait aux sociétés qui développaient de nouveaux contenus et services web et qui pouvaient l’offrir d’emblée au monde entier. Cette situation pourrait changer si les opérateurs décidaient de ralentir ou de bloquer des services perçus comme concurrents.

Quels sont pour vous les critères qui permettent de juger si les pratiques d'un opérateur sont acceptables?

Un bon critère est à mon avis celui qu’a développé la FCC aux États-Unis; il consiste à déterminer si une modification du trafic est raisonnable. Il est cependant souvent peu aisé à appliquer car il faut évaluer les intentions de l’opérateur: est-ce qu’il utilise une mesure pour nuire à un concurrent ou pour optimiser son trafic? Difficile de tracer une frontière entre ce qui est acceptable ou non, c’est d’ailleurs toute la difficulté de réguler en la matière.

Même si elle n’est pas malintentionnée, l’accélération de certains services peut indirectement prétériter l’offre en ligne d’autres sociétés utilisant les mêmes réseaux…

Certes, mais il y a une graduation entre l’accélération, le ralentissement et le blocage. En général, le ralentissement et le blocage cherchent clairement à nuire. L’accélération est en revanche acceptable si le reste du trafic se maintient à un niveau satisfaisant pour les utilisateurs. Une autre option privilégiée par l’Union Européenne est d’agir au niveau de la bande passante minimale. En Norvège par exemple, la branche et les régulateurs se sont mis d’accord pour que la priorité donnée à certains services ne rende pas les autres inutilisables.

L’obligation de transparence est une autre mesure pour la neutralité du net envisagée dans votre document…

Effectivement, cette obligation, qui a été approuvée par l’Union Européenne, oblige les opérateurs à communiquer toute modification de pratique à leurs clients, par exemple dans le traitement du trafic. Lorsqu’un tel changement intervient, les clients ont le droit de résilier leur contrat. C’est un point important: le marché fonctionne bien si les clients peuvent facilement changer de fournisseur. Une telle mesure permettrait aussi de réduire le déséquilibre d’informations entre les clients et leurs fournisseurs d’accès.

En marge des discussions avec la FCC, Google et Verizon ont proposé début août un cadre législatif pour la promotion d’un internet ouvert. Quelle est votre opinion sur cette proposition?

Cette proposition n’a rien de vraiment original. Elle reprend pour l’essentiel les idées de la FCC, y compris le critère subjectif selon lequel les pratiques qualifiées de raisonnables sont admises. Les directives européennes vont plus loin tant avec la possibilité de résilier un contrat parce que les pratiques ont changé qu’avec la garantie d’une qualité minimale. L’intérêt de la proposition tient avant tout au poids économique de ces deux sociétés, mais leur poids politique à Washington n’est pas si grand par rapport à d’autres lobbys comme celui de la finance. La situation du secteur des TIC en Suisse est similaire, ce qui est regrettable étant donné son importance pour le bien-être de la société.

L’arrivée probable d’offres spécifiques des opérateurs, garantissant par exemple un débit pour un logiciel hébergé ou un service peer-to-peer, pose-t-elle problème?

Je pense au contraire qu’il s’agit d’une bonne solution et que les opérateurs devraient changer leur politique et développer ce genre d’offres. Il serait somme toute normal que l’utilisation de la bande passante se reflète dans les prix. Et que des utilisateurs qui aiment échanger des vidéos ou des entreprises qui utilisent des solutions en ligne et qui veulent profiter de meilleurs débits se voient proposer des offres différenciées.

À nouveau pourtant, cela nuira aux jeunes sociétés développant de nouveaux services et qui n’auront pas une masse de clients suffisante pour que les opérateurs les considèrent dans ces offres…

Il n’y a pas de réponse simple à votre question; il est clair que l’on sent que quelque chose ne fonctionne pas de manière adéquate. Je pense cependant que l’essentiel est de permettre aux petits acteurs innovants d’atteindre leur public et de peut-être devenir populaires.

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