Refonte complète du système d'informations

Jacques Secnazi: «Je pense que nous referions les mêmes choix technologiques aujourd’hui»

| Mise à jour
par Rodolphe Koller

Il y a cinq ans, le Groupe Mutuel, troisième caisse-maladie du pays, a entamé une refonte complète de son système d’informations sur le point de se conclure. En entretien avec notre rédaction, Jacques Secnazi, alors CIO du Groupe Mutuel et artisan de cette refonte, était revenu sur les enjeux et le déroulement de ce méga-projet ambitieux.

Jacques Secnazi, ancien CIO du Groupe Mutuel
Jacques Secnazi, ancien CIO du Groupe Mutuel

Vous êtes sur le point d’achever une vaste refonte de l’informatique du Groupe Mutuel initiée il y a cinq ans. Quels sont les principaux avantages du nouveau système d’informations?

Le projet Nova visait principalement à moderniser et à étendre les fonctionnalités du système d’informations et à gagner en indépendance. Nous venions de loin avec un système mainframe peu ergonomique, mais très performant. L’enjeu était donc d’ajouter de la richesse fonctionnelle et de la convivialité tout en maintenant des niveaux de performance proches de ceux de l’AS/400, ce qui est un exploit. Nous avons sauté deux à trois générations de technologies et nous avons eu la chance que le «client riche» sorte à ce moment là. Cette technologie nous a permis d’obtenir des interfaces proches en termes de convivialité de celles du monde Microsoft ou Apple, mais avec l’architecture d’un client léger.

Quelles sont les caractéristiques d’un tel projet de refonte?

C’est un projet énorme mais il a fallu quelque temps pour en saisir la véritable envergure. C’est aussi un projet extrêmement lourd pour l’organisation et il est primordial d’être solidement soutenu par la direction générale. On met tout le monde fortement à contribution, nos collaborateurs, la direction générale, le business. On demande aux métiers de penser   «processus», de mettre des business analysts à disposition, de réaliser des tests, d’accepter le changement, parfois de se réorganiser. On les met à forte contribution et on les perturbe depuis quatre ans. Pendant des périodes charnières du projet, des collaborateurs de tous les secteurs ont été sollicités jour et nuit, week-end compris. Enfin, c’est aussi un projet très exigeant. On est sollicité tous les jours par nos équipes, nos choix sont remis en question, il faut prendre des décisions et maintenir le cap. Avoir une vision.

Le projet Nova arrive à son terme avec 18 mois de retard et un budget plus élevé que le plan initial. Quels sont les principaux facteurs qui ont conduit à ces dépassements?

Certes le budget est plus élevé que lors de l’estimation initiale mais le périmètre du projet s’est, au fil du temps, élargi de manière très significative. Ainsi, il a presque doublé dans toutes ses dimensions: au niveau de la complexité, au niveau de la quantité de processus et procédures supportés, au niveau de l’automatisation. Il est difficile de se rendre compte du niveau extrême d’automatisation que nous avons atteint avec Nova. Aujourd’hui, nous avons plus de 400 collaborateurs qui gèrent des prestations. Demain, si tout se passe correctement, une grande partie  pourrait se faire en diminuant fortement les interventions humaines.

Comment avez-vous géré l’échange d’informations avec les métiers et l’évolution de leurs besoins au cours du projet?

Dès le départ, nous avons mis en place une cellule de business analysts, qui est montée jusqu’à une vingtaine de collaborateurs. Nous avons pris des gens du métier, qui ont mis à plat la partie business et nous l’ont transmise. Cela nous a donné des spécifications détaillées avec les données, les traitements, les règles de gestion et les écrans. A partir de là, les chefs de projet informatiques prenaient la main et faisaient une analyse technique de leurs besoins. Quant aux évolutions requises ultérieurement, nous avons à chaque fois analysé si elles mettaient en cause les fondements de notre concept de base; cela n’a été le cas que pour un seul domaine. Pour le reste, le concept tenait la route et était suffisamment modulable pour tenir compte des modifications.

Les effectifs et les compétences informatiques ont passablement évolué au fil de votre projet. Comment avez-vous géré la problématique des ressources ?

Durant le projet, notre organisation a atteint jusqu’à 280 collaborateurs, dont un nombre très important de développeurs. Pour gérer cette problématique, nous avons basé notre approche sur la formation et sur la coordination, avec des directeurs de projet autonomes quant à leurs ressources, et une gestion des compétences centralisée. Nous avons d’autre part essayé et réussi à garder tout le management en interne. Par ailleurs, nous avons instauré une pratique simple dans tous les contrats avec les prestataires externes. Nous avons exigé d’une part qu’il n’y ait qu’un mois de délai de résiliation, d’un côté comme de l’autre et, d’autre part, que nous puissions engager leurs collaborateurs sans aucune pénalité. On a ainsi construit et fait évoluer l’équipe au fil des mois en détectant et en embauchant les personnes les plus compétentes, pour autant qu’elles aient envie de s’installer en Valais.

Avez-vous réussi à conserver les collaborateurs que vous aviez formés?

Nous sommes parvenus à calmer la rotation en personnel en mettant en place une politique salariale originale et souple, pour nous adjoindre et conserver les compétences dont nous avions besoin. De nombreuses compétences nous sont venues de l’étranger, la Suisse accusant un sérieux retard dans la disponibilité de spécialistes IT senior.

Avec des besoins et un contexte légal qui évoluent sans cesse au cours du projet, avez-vous craint à un moment donné que le projet n’aboutisse pas?

Cette question et cette pression étaient présentes en permanence. Notre PDG ne cessait de nous répéter que tout peut arriver dans notre monde, aussi bien au niveau légal qu’aux niveaux administratifs et économiques. Une loi peut arriver du jour au lendemain qui nécessite de boucler le projet, voire le rendre obsolète. En ce qui concerne l’évolution des besoins, ça fait 25 ans que je fais de l’informatique dans le monde des assurances, et je n’ai pas vu le core business du métier changer d’un pouce. On a toujours les mêmes procédures au niveau des contrats, des sinistres, des partenaires.

Qu’en est-il des produits?

C’est effectivement la principale problématique d’une assurance et c’est pourquoi nous avons énormément investi dans l’élaboration d’un référentiel. C’est une structure intellectuelle éminemment complexe avec une cascade d’informations sur les produits, garanties, couvertures, sous-couvertures et tarifs. On a réussi à le développer en deux ans avec l’un de nos collaborateurs les plus talentueux. Ce référentiel nous met aujourd’hui à l’abri et nous permet de répondre à l’évolution continue des produits. Nous allons le mettre prochainement dans les mains des utilisateurs qui pourront le gérer de façon autonome. Le référentiel a une fonction centrale dans notre activité car il est mis à contribution au quotidien tant pour la reprise des données historiques des caisses et la création des offres et contrats, que pour la facturation.

Comment avez-vous intégré les règles de facturation?

Nous avons été parmi les premiers à mettre en place un moteur de règles pour répondre aux règles légales, financières et politiques. Il comprend quelque 20 000 règles émises par nos business analysts et par des spécialistes. Nous avons aussi entrepris de modéliser Tarmed, qui était une boîte noire, dans un moteur de règles. Un travail considérable qui nous permet d’en avoir aujourd’hui la maîtrise complète.

Si vous pouviez revenir en arrière, que changeriez-vous dans le projet Nova?

Tout au long du projet, nous nous sommes assurés de faire les bons choix technologiques et je pense que nous referions exactement les mêmes choix aujourd’hui. Une erreur a sans doute été de sous estimer l’ampleur des fonctionnalités à réaliser. Il aurait fallu dès le début poser une cartographie, fixer le périmètre du projet et aller dans le détail, au lieu d’avancer par sous-ensembles représentatifs, selon l’approche Merise de l’époque. Le métier, l’informatique, la direction générale et les finances ont découvert l’ensemble au fil de l’eau.  Il fallait souvent convaincre  les utilisateurs d’ajouter encore une pièce à l’édifice. Aujourd’hui je ferais le contraire, je commencerais par analyser le spectre fonctionnel pour donner une vision claire, ne serait-ce que financière, à la direction.

Depuis cinq ans, le marché s’est développé. Si vous vous lanciez aujourd’hui, considéreriez-vous l’acquisition d’une solution tierce?

Clairement, par rapport au core business d’une assurance, nous referions le même choix. Je m’explique. Il y a cinq ans, nous avions analysé le marché et examiné un des rares progiciels d’assurance présent sur le marché Suisse, qui tenait plutôt de la juxtaposition de technologies et ceci avec un coût très élevé. Nous étions donc tous arrivés à la conclusion qu’il fallait développer notre propre système. Cinq ans plus tard, force est de constater que le marché européen des solutions d’assurances est toujours aussi sec en termes de progiciel. On ne peut guère trouver que des solutions partielles, telles que la gestion des partenaires ou des finances. Cette situation conforte notre choix et explique pourquoi d’autres grands assureurs s’intéressent de près à ce que nous faisons. De fait, si une assurance souhaite aujourd’hui refaire son système d’information, elle n’a d’autre choix que d’adopter une approche telle que la nôtre. C’est-à-dire développer son système core business et acquérir des logiciels tiers dans des domaines particuliers tels que le DMS ou le workflow – comme nous l’avons fait. A ce titre, il faut admettre que nous avons été particulièrement ambitieux, puisque nous avons développé avec Autonomy une solution de scanning OCR propre au Groupe Mutuel. Ici aussi, d’autres entreprises s’intéressent à ce que nous avons développé. Mais, dans l’ensemble, on a acheté tout ce qu’on pouvait acheter.

Vu le coût final de la refonte de votre système d’information, n’aurait-il pas été préférable d’aller voir un gros fournisseur et de lui proposer de développer ensemble un produit?

C’est mal connaître le Groupe Mutuel. Nous avons avec Pierre-Marcel Revaz un PDG charismatique dont l’un des principes est de toujours garder son indépendance. Certes, nous dépendons de fournisseurs – nous avons des machines IBM et une base de données Oracle – mais cette dépendance est limitée, en particulier pour nos applications «assurances». Si l’on considère l’aspect stratégique de ce qui a été fait, 95% repose sur des développements maison et 5% sur des produits tiers. De plus, ces derniers se basant en général sur des standards, nous sommes en mesure de les remplacer relativement facilement. Si demain, nous décidons de remplacer notre serveur d’applications actuel, cela prendra certainement six mois, mais ce sera possible. Il a toujours été stratégiquement important pour le Groupe Mutuel d’être maître de sa solution et de pouvoir répondre librement et rapidement aux nouvelles demandes du marché ou aux changements législatifs.

Quel est l’impact économique de ce choix?

La délégation à un gros prestataire n’est pas forcément plus avantageuse. Si je prends pour exemple concret la réalisation de notre architecture logicielle. Nous l’avons initiée avec l’un des plus grands fournisseurs du marché, avec 15 collaborateurs - le temps pressait, car sans architecture SOA, pas de développement modulaire. Pourtant, après une année, la seule chose qui nous a été remise, c’est un dossier de plus de 400 pages. On l’a lu, on a fait le tri et on a poursuivi par nous-mêmes.

Vous avez mentionné que d’autres assureurs s’intéressent à votre solution. Celle-ci est-elle conçue de manière à pouvoir être déployée dans une autre société?

Oui. On a analysé diverses possibilités, puisque, vu la structure du Groupe Mutuel, il est possible qu’une autre caisse doive être intégrée demain, avec, pourquoi pas, plusieurs centaines de milliers de membres.

Ce n’est pas pareil que d’avoir une nouvelle instance…

Effectivement, cela nécessiterait un certain nombre d’efforts au niveau de l’architecture et du packaging. Nous avons fait l’exercice intellectuel d’imaginer que nous voulions vendre la solution. D’abord, nous sommes déjà en mesure d’offrir une solution d’hébergement, c’est-à-dire la reprise de données et la mise à disposition de ressources, processus et procédures avec une facturation en conséquence. Quelques caisses tierces travaillent déjà dans ce mode. Nous pouvons également déployer une nouvelle instance, à condition par exemple de vider notre référentiel produits pour y intégrer les produits de l’autre assureur. Un autre scénario envisageable est qu’une société s’intéresse seulement à la partie finances ou contrats ou sinistres, alors là c’est plus complexe. Il faut faire des efforts au niveau du packaging. Un développement que nous avons d’ailleurs planifié, car il nous sera de toute façon très utile pour la maintenance et la gestion de la production. De manière générale, ce qui a été fait dans Nova ouvre un grand nombre de possibilités, y compris la création d’un centre de services.

L’interviewé - Jacques Secnazi

Après avoir obtenu une Licence en Gestion d’entreprise (mention Informatique de gestion) à l’Université de Genève, Jacques Secnazi démarre sa carrière en tant que consultant IT pour des sociétés de service. En 1990, il rejoint l’Union Suisse Assurances en qualité de Chef de projet, son premier mandat dans un secteur auquel il restera fidèle. Quatre ans plus tard, il est engagé par Generali Assurances, à nouveau comme Chef de projet. Pendant deux ans, il s’occupe entre autres de l’intégration de nouvelles sociétés d’assurances dans la holding et du développement d’un nouveau logiciel. En 1997, il devient responsable des développements avec la gestion d’une équipe de 80 collaborateurs internes et externes basés à Genève et Zurich. Deux ans plus tard, Generali le nomme Directeur des développements et lui confie la mission de mettre en place une stratégie IT capable d'intégrer les différents systèmes d'informations acquis lors de récentes fusions. C’est à cette fonction qu’il vit sa première «refonte» d’un système d’informations. Enfin, Jacques Secnazi rejoint le Groupe Mutuel en 2004 au poste de CIO où il s’attèle rapidement à un nouveau projet de refonte baptisé Nova.

Le projet Nova

Initié en 2006, le projet Nova consiste en une refonte complète du système d’informations du Groupe Mutuel. Son concept repose sur une approche processus (métiers de l’assurance, support, pilotage, services techniques) pour chaque domaine d’activité de l’assureur. Le projet Nova comprend entre autres l’établissement d’un référentiel global des produits et des tarifs. L’ensemble des fonctionnalités est accessible depuis un portail d’entreprise.
Actuellement en phase pilote avec plus d’une centaine de milliers de contrats, le projet arrivera à son terme d’ici quelques mois avec la reprise de l’ensemble des caisses-maladie du Groupe Mutuel, soit environ 1 million de contrats.

Chiffres clés

• 436 collaborateurs ayant œuvré au projet
• Plus de 400 formations dispensées
• 209 fournisseurs et 314 contrats actifs
• Plus de 13 millions de lignes de code, plus de 750 tables
• 50 procédures métier


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