Interview exclusive

Filippo Catalano, CIO de Nestlé: «Les règles du jeu ayant changé, nous devons changer notre façon de jouer»

Depuis janvier 2018, Filippo Catalano est à la tête de l’IT de Nestlé. La rédaction d’ICTjournal l’a rencontré au siège de l’entreprise de Vevey. L’occasion d’aborder le développement des pôles IT de Barcelone et Milan, mais aussi et surtout la manière dont le géant de l’alimentation transforme son organisation IT pour gagner en compétitivité grâce aux technologies. Un entretien riche où le CIO de la multinationale parle organisation produit, évolution des compétences, processus d’innovation ou encore stratégie applicative.

Filippo Catalano, CIO de Nestlé. (Source: ICTjournal)
Filippo Catalano, CIO de Nestlé. (Source: ICTjournal)

En 2018, vous avez quitté la direction des opérations digitales pour prendre les rênes de l’ensemble de l’IT de Nestlé. Autour de quels axes avez-vous concentré votre action ces deux dernières années?

Lorsque j’ai repris le poste début 2018, nous avons jeté les bases d’un vaste processus de transformation de l’organisation IT. Nous ambitionnons de changer le positionnement de l’IT au sein de Nestlé pour en faire une vraie force créatrice de valeur et être meilleur que nos concurrents sur ce terrain. Les technologies sont aujourd’hui au cœur de notre relation aux clients et aux marchés et elles peuvent nous faire gagner. Pour y parvenir, il nous faut transformer notre organisation et notre manière de travailler, cela passe notamment par une organisation produit, le développement des compétences internes ou encore la création du rôle de business relationship managers capables de proposer des innovations technologiques au business, plutôt que de collecter des besoins.

Quels sont les motifs internes et externes de cette transformation?

C’est une combinaison de facteurs. Nestlé est engagé dans un processus de transformation, qui touche son portefeuille, avec des produits personnalisés, mais aussi une attention accrue aux marges. L’IT est naturellement impliquée dans ces changements. Du côté de la concurrence, on voit d’autre part émerger ces dernières années de petites sociétés qui partent de zéro et croissent rapidement en direct ou via la grande distribution avec une bonne idée produit et une approche digital first. Nous devons apprendre de ces modèles: les règles du jeu ayant changé, nous devons changer notre façon de jouer. Il y a un grand intérêt de mettre la technologie au cœur de notre stratégie future. Et si aujourd’hui toute entreprise doit être considérée comme une entreprise technologique, alors son succès repose en grande partie sur la façon dont elle gère les technologies.

Je suis convaincu que l’IT a trop longtemps employé une approche exclusivement projet.

Vous expliquez que cette nouvelle manière de faire de l’IT passe notamment par une organisation produit. Comment mettez-vous en place cette approche et quels en sont les atouts?

C’est un mode d’organisation que j’avais démarré pour les opérations digitales à mon poste précédent. Je suis convaincu que l’IT a trop longtemps employé une approche exclusivement projet. La gestion de projet reste importante, mais je l’ai rééquilibrée en créant le rôle de product managers. Cette fonction a l’avantage de donner une vue à long terme de la roadmap des technologies et des fonctionnalités. Cela permet aussi de développer un système de gratification basé sur le succès réel de la solution plutôt que sur la livraison du scope dans le temps et le budget définis. J’ai fait beaucoup d’évangélisation pour cette approche à l’interne et on obtient déjà résultats.

Lire sur ce sujet >> notre dossier complet consacré à l'approche produit dans l'IT

Comment mesurez-vous la performance des product managers?

Nous avons plusieurs indicateurs, comme l’adoption et l’usage de leur solution, la satisfaction des utilisateurs- avec le Net Promoter Score et d’autres outils de mesure – ou encore le coût par output de leur solution. Les product managers sont aussi tenus d’avoir une roadmap pluriannuelle crédible. Certains étant responsables de solutions de partenaires – SaaS en particulier - nous évaluons aussi la capacité des product managers d’influer sur les éditeurs pour que ceux-ci introduisent nos besoins dans leurs roadmaps.

Qu’entendez-vous par coût par output?

C’est un domaine en plein développement et sur lequel nous avons déjà beaucoup progressé. L’objectif est d’être à même de calculer le TCO de toute activité, par exemple ce que coûte le fait de saisir, stocker et gérer les données d’un client. Cette transparence permet de décider des investissements et d’évaluer un business case sur une base objective. Nous pouvons aussi répercuter les coûts en fonction de l’utilisation d’une solution et ainsi stimuler des comportements plus économiques.

Le développement et l’évolution des compétences au sein de l’IT est un défi pour beaucoup d’entreprises, en particulier dans de telles phases de transformation. Quelle est votre recette ?

C’est un axe très important de notre transformation et nous agissons à trois niveaux. Premièrement, nous cherchons à profiter des personnes que nous recrutons qui ont une expérience dans une start-up pour diffuser leurs connaissances au sein de l’organisation. Les collaborateurs créent par exemple de courtes vidéos sur leur manière de travailler, qu’ils partagent ensuite sur les flux de notre réseau social d’entreprise basé sur Workplace de Facebook - nous avons plus de 200'000 utilisateurs. Deuxièmement, nous avons établi un framework des compétences IT nécessaires à notre organisation, que nous avons largement communiqué. Les compétences vont de la sécurité by design au product management, en passant par la proximité business et les démarches d’innovation. Avec cette grille, les collaborateurs savent le niveau de compétences attendu pour les différents rôles de l’organisation et on peut définir un calendrier des formations à suivre. Troisièmement, nous venons de conclure un accord avec Linkedin Learning qui donne accès à leurs formations en ligne pour l’ensemble de nos collaborateurs. Chacun peut ainsi se former de manière autonome, qu’il s’agisse de sujets de management, comme la gestion d’une équipe à distance, ou plus technique, comme les bases en data science ou les architectures distribuées. Nous avons aussi créé des trajectoires d’apprentissage, de sorte qu’un collaborateur qui aspire à une fonction particulière sait les formations qu’il doit suivre et se voit proposer des postes le cas échéant.

Avec Linkedin Learning, nous avons connaissance des formations choisies par nos collaborateurs, ce qui est une bonne manière d’identifier les intérêts et les capacités.

Comment détectez-vous les collaborateurs susceptibles de développer de nouveaux rôles et compétences ?

Là aussi, nous usons de différents moyens. Avec Linkedin Learning, nous avons connaissance des formations choisies par nos collaborateurs, ce qui est une bonne manière d’identifier les intérêts et les capacités. Nous avons aussi une plateforme qui permet aux collaborateurs de lancer des projets bottom-up et d’inviter des collègues à y participer. Ces projets ad hoc sont aussi une opportunité pour les talents de se révéler dans une mission temporaire. Nous proposons par ailleurs un programme d’innovation qui permet aux talents émergents de suivre un entraînement intensif pendant un semestre: ils travaillent sur des prototypes et suivent des formations aussi diverses que le lean start-up et l’improvisation. Nous avons enfin la possibilité d’envoyer des collaborateurs des marchés passer trois mois dans notre centre de Barcelone, où ils se familiarisent avec d’autres manière de faire, tout en continuant de travailler à temps partiel à distance pour leur région d’origine.Nous devons avoir des solutions aussi communes que possible, et aussi différenciées que nécessaire.

Vous évoquez vos programmes d’innovation. Où allez-vous chercher les innovations et comment gérez-vous leur concrétisation?

A l’interne, nous disposons d’une plateforme de crowdsourcing qui permet aux collaborateurs de solliciter une communauté de 40'000 collègues. La plateforme est également utilisée pour lancer des défis, autour desquels des équipes s’organisent dynamiquement. Pour les aider, j’ai une équipe qui les coache sur les processus d’innovation – l’an dernier nous avons lancé deux produits physiques sur ce mode. Côté innovation ouverte, nous avons une plateforme baptisée HENRI via laquelle nous proposons des défis à l’extérieur, comme la recherche d’un nouveau matériau ou la façon de mesurer objectivement le wellness. Nous disposons d’autre part d’une entité hybride dédiée à l’exploration de nouvelles technologies. Lorsque nous identifions une tendance dans l’industrie, cette entité se charge de réaliser des POC et autres pilotes et de la conduire le cas échéant jusqu’à l’industrialisation. C’est d’ailleurs sur ces projets que collaborent les talents participant à notre programme d’innovation.

Comment décririez-vous votre stratégie applicative?

Depuis mon arrivée, je pousse énormément les plateformes et l’utilisation de socles technologiques communs. Nos données clients et marketing sont déjà réunies et harmonisées sur une même plateforme avec tous les contrôles nécessaires côté privacy. J’y vois une condition de notre succès : nous devons avoir des solutions aussi communes que possible, et aussi différenciées que nécessaire. Côté applicatif, cela se traduit par ce que j’appelle «freedom in a box» et le développement de capacités modulaires au niveau global, qui servent ensuite de briques utilisées pour construire les solutions spécifiques dont les entités business et régionales ont besoin. En matière de développement mobile, nous avons ainsi une sorte de tableau périodique de modules, chacun ayant sa propre roadmap, qui servent de kit pour créer les apps individuelles.

Je pense que beaucoup de départements IT font trop souvent cette erreur du 'buy and build'.

Privilégiez-vous les logiciels standard ou les développements maison ?

Plutôt que la question du «buy or build», je distingue trois types d’applications: celles que l’on peut adopter telles quelles, éventuellement au prix toutes petites adaptations sécuritaires, celles que l’on adapte en les configurant et en les paramétrant, et celles que l’on assemble à partir de briques standard pour répondre à des besoins spécifiques et se différencier. C’est à partir des solutions standard du marché et des solutions maison que l’on retire le plus de valeur. Je pense que beaucoup de départements IT font trop souvent cette erreur du «buy and build». Ils achètent un logiciel standard censé fonctionner, qui est ensuite adapté par un prestataire intégrateur, et ils se retrouvent avec une solution qui ne les différencie pas et qui n’a plus les avantages d’un produit standardisé, comme la possibilité de profiter des mises à jour.

En mai 2018, Nestlé a annoncé la suppression de 450 postes IT en Suisse et le renforcement de votre hub de Barcelone. Comment s’est passée cette réorganisation et où en est-elle?

Vu l’impact humain, la situation était naturellement difficile, mais nous avons bien travaillé avec les représentants du personnel en cherchant la meilleure solution pour nos collaborateurs. Certains sont partis en retraite anticipée, d’autres ont rejoint leur pays. Nous avions des équipes très compétentes en Suisse dans les domaines centraux, comme l’ERP, si bien que beaucoup ont été recrutés par des sociétés et prestataires de la région. Nous avons organisé des jobs fairs à cet effet. Nous avons procédé par vague, les dernières 70 personnes partiront cet été.

«A terme, j‘estime que nous aurons quelque 150 collaborateurs à Vevey, environ 600 à Barcelone et 150 à Milan.» Filippo Catalano

Quelles activités et combien de collaborateurs IT restent en Suisse ?

La direction des différents domaines reste en Suisse. Il est important de conserver cette relation directe avec les fonctions corporate et les unités business. Les group product managers sont aussi plutôt basés en Suisse, tout comme les business relationship managers. A terme, j‘estime que nous aurons quelque 150 collaborateurs à Vevey, environ 600 à Barcelone et 150 à Milan. J’ajouterais que cette réorganisation ne concerne pas que le siège. Nous avons également réorganisé nos opérations IT avec le développement de hubs régionaux à Saint-Louis pour les USA et le Canada, et à Mexico pour l’Amérique Latine.

Qu’est ce qui a motivé cette réorganisation et le choix de Barcelone?

Il y avait une dimension économique et une dimension compétences. Nous souhaitions renforcer notre présence nearshore dans une région où l’on trouve des prestataires et des ressources plus économiques et les talents dont nous avons besoin pour notre transformation. Barcelone était un endroit tout désigné. Nous y avions déjà nos opérations de marketing digital et notre centre opérationnel de sécurité. Barcelone compte aussi un vivier de talents et c’est une destination attractive pour recruter des spécialistes venant d’autres pays. Nous avons engagé de nombreux collaborateurs avec de l’expérience en start-up qui participent au changement de culture au sein de l’IT. Notre hub de Barcelone jouit aussi d’une très bonne diversité avec une quarantaine de nationalités et 40% de femmes dans le domaine technologique et le management, et ce de manière naturelle.

Nous avons d’autres domaines stratégiques, comme la capacité à produire des aliments personnalisés, qui nécessitent des transformations au cœur de l’IT, comme l’industrie 4.0 ou la conduite de l’entreprise basée sur les données.

Quel rôle joue votre pôle de Milan dans la transformation de votre IT?

Avec Barcelone, nous avons un hub à la pointe en matière de technologies d’interface avec notre clientèle. Mais nous avons d’autres domaines stratégiques, comme la capacité à produire des aliments personnalisés, qui nécessitent des transformations au cœur de l’IT, comme l’industrie 4.0 ou la conduite de l’entreprise basée sur les données. Nous développons ces capacités liées aux plateformes IT - ERP notamment - et aux infrastructures dans notre hub milanais. C’est depuis Milan que nous gérons nos datacenters et environnements IaaS par exemple et c’est là que nous démarrons un vaste projet de transformation de notre réseau. Comme d’autres entreprises, le recours à des solutions SaaS fait qu’une grande partie de notre trafic a désormais lieu à l’extérieur de notre périmètre. Pour y répondre, nous migrons vers du réseau software-defined avec une philosophie zéro trust – c’est un changement conséquent.

Quels sont vos autres axes stratégiques en matière de technologies ?

Outre la transformation du réseau, nous voulons progresser en matière d’adoption du cloud et de cybersécurité. Un autre axe important concerne les objets connectés. Nous avons déjà un module de connectivité commun pour nos machines et un firmware harmonisé qui permet aux product managers de déployer des mises à jour sur l’ensemble des appareils. Nous travaillons également sur la stratégie data et l’analyse de données, où nous avons une très bonne adoption avec chaque mois plus de 25'000 utilisateurs actifs de Power BI. Enfin, bien sûr, nous développons nos capacités dans le machine learning avec un store et des principes éthiques communs. Il ne s’agit pas pour nous de pousser absolument le business à employer de l’IA : les projets de machine learning doivent venir du métier et tenir sur leurs propres jambes.

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