Interview CIO

Michel Demierre, Etat de Fribourg: «J’ai besoin de consultants, pas de développeurs»

Arrivé en mars 2017 à la tête du service IT du canton de Fribourg (le Sitel), Michel Demierre l’a réorganisé de fond en comble pour répondre aux défis posés par le grand projet «administration 4.0» défini par le conseil d’État. Objectif: ne plus écrire une ligne de code...

Michel Demierre, directeur du Service de l’Informatique et des Télécommunications (SITel) de l’Etat de Fribourg. (Source: Sitel)
Michel Demierre, directeur du Service de l’Informatique et des Télécommunications (SITel) de l’Etat de Fribourg. (Source: Sitel)

Vous êtes arrivé, il y a un et demi, avec pour objectif de mener la transition numérique de l’administration fribourgeoise. Comment le Sitel a-t-il changé depuis?

L’organisation du Sitel a été repensée pour diminuer l’empreinte technique interne au profit du service au client. Il faut positionner l’intelligence humaine là où elle fait sens. Pour nous, cela signifie connaître les métiers de l’État et leur apporter les meilleures technologies possibles pour améliorer les processus. Nous sommes donc passés d’une connaissance serveur à une maîtrise des plateformes digitales qui peuvent être utiles aux clients. Depuis le 1er janvier, trois sections composent le Sitel. Celle baptisée «Applications» (47 équivalents temps plein) couvre ces solutions orientées clients et est en contact direct avec les services de l’État et les institutions tierces que nous servons.

Héritée du passé, la section «Technique» (70 ETP) demeure mais son rôle a changé. Elle a déjà virtualisé les serveurs, et doit faire de même pour les data centers et les réseaux à l’horizon 2020-2021. Pour que les équipes puissent se concentrer sur les tâches à valeur ajoutée, nous allons aussi mettre en place une intelligence artificielle pour gérer le support de niveau 1. 50% des tickets que nous recevons sont des problèmes d’identification et de mots de passe. En 2020, ils seront traités par des robots. Le projet pilote est prévu pour l’an prochain.

Au sein d’une section «Gouvernance» créée en janvier, une dizaine de personnes contrôlent le fonctionnement du Sitel (finance, contrôle de gestion, contrats et
licences…) et entretiennent les relations institutionnelles. Enfin, une petite équipe (4 ETP) s’occupe du guichet cyberadministration. C’est notre start-up interne. Elle met en place des briques technologiques (facturation, gestion de formulaire, outil de signature certifiée) pour pouvoir offrir des prestations à travers un portail web. Déjà utilisé en interne, ce portail envoie pour l’instant les fiches de salaire aux employés de l’État. Nous allons peu à peu l’ouvrir aux administrés, d’abord pour les permis de pêche, puis pour les services de déménagement…

Les compétences pour offrir des «services aux clients» ne sont pas les mêmes que pour administrer des serveurs, comment avez-vous géré cette transition?

Nous avons créé des postes et en avons supprimés (en mai 2017, le Sitel annonçait «la suppression et la redéfinition de six postes» et «la résiliation de quatre contrats sans garantie de poste», NDLR), notamment dans le support et l’administration. J’ai besoin de consultants, pas de développeurs. Les équipes étudient les besoins, définissent le cahier des charges, accompagnent le projet, mais elles ne développent pas. L’architecture et le contrôle du SI demeurent tout de même chez nous. Nous gardons la responsabilité applicative vis à vis des administrations et des administrés, sur plus de 1200 logiciels. Mais l’usine à Java ne tourne plus.

L’équipe de management de la section Applications est constituée uniquement de DSI que je suis allé chercher dans le privé. Cela crée un mélange d’ADN fertile: le côté rapide et dynamique du privé colle à la réalité technologique et se met au service des projets d’avenir que peut se permettre de mener un État. Cette mutation est toujours en cours. A chaque départ, nous analysons les besoins pour recruter utile plutôt que de faire du remplacement systématique. Nous proposons aussi des plans de carrière pour amener les développeurs vers les métiers de chefs de projet, de responsables application ou vers l’architecture. En n’oubliant pas que c’est en gérant des projets que l’on devient chef de projet...

Votre budget a plus que doublé en deux ans, cette transformation n’est pas très frugale…

L’analyse des coûts réalisée à mon arrivée a montré que plus de 75% du budget était alors utilisé au maintien en condition opérationnelle de l’existant. De plus, la faible part dédiée aux projets ne considéraient pas les coûts de maintenance qu’ils allaient impliquer. Nous avons pu faire prendre conscience de cette problématique au Conseil d’État et révisé notre relation avec lui. Désormais ce n’est plus le Sitel qui décide des projets à mener mais les clients. Dans ce cadre, la Commission informatique de l’État a un rôle beaucoup plus important qu’auparavant. Elle garantit l’équilibre entre nos moyens financiers et humains et les ambitions du Conseil d’État. Et celles-ci sont élevées: le grand projet «administration 4.0» du canton va nous demander des efforts considérables et donc des moyens supplémentaires. Nous ne sommes plus un département IT qui vient solliciter un budget, le Sitel est le bras armé des ambitions de digitalisation de l’État et celui-ci est responsabilisé vis à vis de nos moyens.

Très concrètement, quels sont vos grands projets pour 2019?

La plus grosse enveloppe sera dédiée à la transformation du socle SAP. Nous allons passer sur S/4HANA pour que l’ERP ne soit plus utilisé que pour la finance mais qu’il supporte tous les processus de l’État. «e-référentiel» est le deuxième grand projet. L’État dispose aujourd’hui de nombreux SI, cloisonnés par direction. Les mêmes informations sont saisies en de multiples endroits et il est difficile d’identifier un administré de manière transversale. Or, dans l’objectif de digitalisation des prestations à travers un portail unique accessible avec un login et un mot de passe, cette transversalité est vitale. Il nous faut donc créer une base de données de qualité, vérifiée et sécurisée. Ensuite, dans le cadre du projet fédéral Justitia 4.0 visant la dématérialisation de la justice suisse, nous allons mettre en place la gestion numérique des dossiers des justiciables. Côté médical, nous travaillons aussi sur le dossier électronique du patient. Sur ce sujet, nous essayons de trouver des synergies avec les autres cantons, notamment via l’association cara, créée en mars par les cantons de Genève, Valais et Vaud.

Cette initiative romande dans le médical, votre partenariat avec le Jura pour la cyberadministration, le projet eOperations Suisse… les antagonismes cantonaux seraient-ils solubles dans le numérique?

La Suisse est fédéraliste et nous devons l’accepter. Mais la digitalisation fait apparaître de nouvelles perspectives. Hier, chacun pensait «Je suis différent du voisin, j’ai besoin d’un truc à moi». Via la Conférence suisse sur l’informatique (CSI) qui réunit les organisations informatiques de la Confédération, des cantons et des communes, j’observe un changement de mentalité, une volonté commune de travailler ensemble. Comme si les uns et les autres se rendaient compte que seul on va plus vite, certes, mais pas bien loin.

Mais cela ne doit pas faire de nous des attentistes espérant que les initiatives viennent d’ailleurs. Il faut trouver des solutions à nos besoins et accepter d’être agile et de s’adapter rapidement. C’est pour cela que nous ne faisons plus aucun développement cantonal spécifique. Face à un besoin, nous regardons d’abord si SAP peut le faire. Si ce n’est pas le cas, nous recherchons une solution développée par un autre canton ou un logiciel commercial utilisé par un autre canton. Et c’est seulement si là non plus nous ne trouvons rien que nous étudions l’intérêt d’un développement que nous sous-traiterons. Dans le domaine de l’enseignement par exemple, nous avons choisi l’outil IS-Academia, progiciel déjà utilisé au Tessin, de l’école obligatoire jusqu’à l’université. A l’inverse, notre logiciel maison Themis est utilisé par les offices des poursuites de quatre autres cantons (Vaud, Valais, Tessin et St-Gall).

Des données judiciaires, des données de santé, partagées entre cantons... les administrés sont-ils prêts à vous les confier?

Il faut que nous parvenions à créer la confiance dans le numérique. Certaines mesures technologiques vont dans ce sens. Le «e-référentiel» (base de donnée transversale évoquée plus haut) nous permettra de mieux assurer la sécurité qu’en chacun des points d’entrée que représentent les 1200 applications que nous gérons. Nous pourrons crypter, anonymiser, aux bons niveaux.

Mais il faut surtout que les technologies mises à disposition soient utiles. Quand c’est le cas, les gens les adoptent. De nombreux grands-parents utilisent Whatsapp car ils peuvent voir facilement des photos de leurs petits-enfants. Nos services doivent être aussi convaincants. Il faut aussi que nous communiquions sur les avantages de la numérisation. Au lieu de voir le risque de mettre son dossier de santé en ligne, le patient doit en voir les bénéfices, comme éviter la polymédication par exemple. C’est à nous de stimuler l’adhésion. Notre objectif est que 80% de la population soit présente pour la plateforme.

Tout cela est on-premise?

Oui. Le cloud, c’est encore un pas très difficile à faire pour l’État. Nous avons toutefois soumis quatre projets qui ont reçu un préavis positif de la préposée à la protection des données: Office 365 pour les 10 000 fonctionnaires et les 23 000 étudiants et enseignants du canton, SAP Ariba pour les achats et la gestion des contrats, SAP Enable Now pour l’accompagnement des utilisateurs et l’évaluation des processus, et l’outil de téléconférence Cisco Webex. Les pilotes se dérouleront en 2019 et, si le Conseil d’État donne son accord, le déploiement se fera en 2020.

Il faut garder à l’esprit que notre situation est bien différente de celle d’une société privée. Je m’investis personnellement dans un travail d’acculturation au sein de l’État, à travers des conférences, des commissions, en rencontrant l’association des communes fribourgeoises, la chancellerie… Nous ne parlons pas de DevOps ou d’Agile, la mise en production n’est pas le facteur déterminant pour nous. La transformation numérique que l’on porte remet en cause certains fondements, nous pensons en processus et non plus en termes de répartition des tâches et tout ceci implique un gigantesque travail de réorganisation des directions de l’État et des autres institutions (préfectures, communes).

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