Editorial

Traçage digital des contacts: le débat qui n’a pas lieu

Photo: Meilleur du Web / Christine Caron
Photo: Meilleur du Web / Christine Caron

Le traçage des contacts via une app mobile est sur les rails en Suisse. Dans son communiqué du 16 avril, le Conseil fédéral a signifié sa volonté de se doter d’un tel outil pour tracer les chaînes de transmission du coronavirus lorsque le nombre de cas aura suffisamment diminué. Tout semble indiquer que la Confédération déploiera dès le 11 mai la solution développée à l’EPFL et actuellement testée par l’armée sur son campus. L’idée est simple: une application enregistre les personnes rencontrées durant la journée sur le smartphone et avertit l’usager lorsqu’il a été en contact avec une personne signalant qu’elle est infectée. Le projet mené à l’EPFL, auquel des chercheurs du monde entier ont contribué, représente sans doute ce qui se fait de mieux aujourd’hui en la matière, qu’il s’agisse d’absence de géolocalisation, de décentralisation, d’anonymat ou de sécurité.

Le débat technique sur la meilleure manière de concevoir une app de traçage respectueuse de la vie privée a ainsi lieu, notamment en ce qui concerne son caractère plus ou moins décentralisé. Le débat social, éthique et politique sur le bien fondé de tracer des contacts infectés via une app mobile fait en revanche cruellement défaut, alors même que le concept soulève de nombreuses questions.

Se pose d’abord la question de l’utilité d’une telle app, sachant que, pour être efficace, il faudrait qu’une part considérable de la population la télécharge et l’emploie au quotidien. On parle de 60% de pénétration, soit autant que WhatsApp, l’application la plus populaire en Suisse. Si l’adoption est très inférieure, le système se révélera inutile et risque de donner aux utilisateurs un faux sentiment de sécurité. Pour y remédier, les autorités pourraient être tentées de rendre l’app obligatoire ou d’inciter fortement la population à l’utiliser, par exemple en limitant les lieux accessibles aux personnes qui ne l’auraient pas en activité sur leur téléphone.

Se pose ainsi une deuxième question, celle de la discrimination rendue possible par un tel système. Dès lors que les gens ont la possibilité et sont encouragés à renseigner dans leur app le fait qu’ils ont été testés positivement, l’outil pourrait se convertir en sésame à présenter pour certifier son état d’infection. C’est par de tels glissements qu’une app conçue pour informer se transforme en outil de contrainte et de surveillance.

Alors bien sûr, certains diront que, vu la situation, mieux vaut mobiliser tous les moyens possibles, quitte à ce qu’ils soient inefficaces voire nocifs, et que les mesures sont temporaires. Ce raisonnement manque de lucidité, parce que le système de traçage ne propose aucune date d’arrêt précise et qu’il sera difficile pour les autorités d’y renoncer après en avoir profité. Mais aussi parce que ce mécanisme de traçage officiel créerait un précédent dommageable pour des gouvernements qui peinent à encadrer les pratiques de surveillance numérique des entreprises privées.

La Suisse héberge des institutions et des chercheurs à la pointe de leur domaine, comme en témoigne l’app de traçage numérique conçue à l’EPFL qui fait figure de modèle dans le monde entier. Faut-il pour autant laisser faire et se résoudre à de possibles dérives? Les libertés individuelles valent-elles que l’on questionne le déploiement d’une app de traçage au sein de la population? Tout ce qui est possible techniquement est-il souhaitable? C’est ce débat qui aurait dû et doit encore avoir lieu.

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