Mode & numérique

La mode se glisse dans les habits du numérique

L’industrie de la mode n’échappe pas à la transformation numérique. Progression de l’e-commerce, customisation, stylisme à base d’algorithmes, rôle des médias sociaux… Les expérimentations vont bon train et Zalando donne le rythme.

(Source: iStock)
(Source: iStock)

Le numérique redessine toujours plus l’industrie de la mode. Preuve en est, l’intérêt suscité par l’événement «e-Commerce meets Fashion in the Ticino Fashion Valley», organisé ce mois de mars par Netcomm et qui a rassemblé 800 experts et décideurs au bord du lac de Lugano pour discuter des challenges et opportunités du digital dans la promotion et la vente de vêtements, chaussures et accessoires. Point d’orgue de la journée, la présentation de l’experte Xia Feng (lire interview), alors VP Digital Development & Strategy pour la région EMEA de VF International (entre autres les marques Timberland, The North Face, Vans, Napapijri), qui a évoqué les grandes tendances de la transformation numérique touchant le secteur de la mode. Modifications des attentes propres à la génération des digital natives, utilisation des données et des technologies d’intelligence artificielle pour servir le client de façon toujours plus personnalisée et anticiper ses envies, avènement des médias sociaux comme canal marketing incontournable, généralisation d’outils en ligne de customisation, apparition de start-up disruptives aux business models B2C ultra compétitifs… Bref, le digital fait décidemment bouger plus d’une ligne à l’heure où les acteurs traditionnels voient la part des ventes online rapidement gagner du terrain face aux ventes offline.

Les détaillants stationnaires peinent à se positionner en ligne

Les ventes en ligne continuent effectivement de progresser sur le marché helvétique de la mode. Face à la concurrence intense des e-commerçants, Zalando en tête, combinée à la vigueur du franc, la tendance ne va pas s’inverser, prédisent les analystes de Credit Suisse dans l’étude Retail Outlook 2017. D’autant plus que le secteur devrait encore pâtir cette année de la hausse des achats commandés en ligne à l’étranger. Contacté par ICTjournal, Thomas Lang, du cabinet de conseil Carpathia, estime qu’environ 80% du marché online de la mode en Suisse est en mains de firmes étrangères. Selon les calculs de l’expert en e-commerce, si la filiale helvétique de Zalando a généré en 2016 un tiers de ventes en ligne d’articles de mode, le reste du marché est occupé en premier lieu par des détaillants en ligne localisés ailleurs (Amazon, les pure-players de la mode comme About You et Asos ou les déclinaisons en ligne des traditionnels catalogues de vente à distance). Suivent les détaillants nationaux sur des marchés de niche (sites spécialisés dans les grandes ou petites tailles, par exemple) ainsi que les clubs de vente privée (Koala, eboutic, FasionFriends, etc.), puis les fabricants et marques avec une forte présence online (Adidas, Nike, Boss…) et, enfin, les détaillants stationnaires qui proposent une boutique en ligne, tels que PKZ, Schild, Globus ou Manor. «Les freins pour ces détaillants stationnaires viennent souvent de la culture d’entreprise et d’un manque de préparation du personnel face aux challenges de l’omnicanal», analyse Thomas Lang.

Du côté des marques, le numérique est certes un défi mais présente aussi des opportunités. Interrogé dans le cadre de l’événement tessinois, Davide Tercelli, Principal Director chez Accenture Interactive, fait observer: «Maîtriser les canaux digitaux donne entre autres l’opportunité d’accélérer les ventes à l’échelle globale, à l’image de ce que la marque suisse Bally est parvenue à réaliser ces dernières années.» Le consultant ajoute: «Il convient aussi de toucher la génération des millennials et de s’adapter à leur mode de vie hyper-connecté, dont les marques auraient tort de sous-estimer l’impact.» Dans ce contexte, quelle stratégie privilégier? Fermer les boutiques physiques pour se consacrer exclusivement au canal digital? S’inspirer du modèle de marques disruptives comme Bonobos, dont certaines boutiques aux Etats-Unis sont des showrooms dépourvus de stock et exclusivement consacrés à des sessions d’essayage à réserver par internet? Mettre en place des solutions combinant le meilleur des deux mondes, avec des services du type «click & collect» (commande en ligne, retrait en magasin) ou des outils d’essayage virtuel? Aux yeux de Thomas Lang, impossible de répondre de façon générale, «car l’ADN de chaque entreprise est unique. Il s’agit fondamentalement de comprendre pourquoi un client vient faire son shopping dans une boutique, aussi bien offline qu’online.» Interrogée lors de l’événement tessinois, Xia Feng de VF International estime quant à elle qu’unifier adéquatement l’expérience client ne pourra se faire que le jour où les interfaces web gagneront en convivialité: «L’expérience du shopping online ne me paraît aujourd’hui pas adaptée. On demande aux consommateurs de filtrer d’interminables photos de produits par catégories générées par un algorithme. Cela à peu à voir avec une expérience adaptée à l’humain. L’expérience online va en ce sens beaucoup bénéficier des progrès de la réalité augmentée et virtuelle, ainsi que de l’intelligence artificielle.»

Le concept de mode ultra-personnalisée se développe

Dans un contexte concurrentiel accru caractérisé notamment par des habitudes de consommation en pleine mutation, les technologies numériques offrent aux acteurs de la mode un moyen de se différencier en proposant au client une expérience ultra-personnalisée. Par exemple en lui adressant des recommandations toujours plus ciblées mais aussi en l’invitant à se mettre dans la peau du styliste. La Toile abrite depuis plusieurs années de nombreux sites proposant de jouer avec différentes options pour créer une robe, une chemise ou un costume. Ces sites ont remis le sur-mesure au goût du jour et proposent des interfaces de customisation permettant aux clients d’interagir virtuellement avec l’image en 3D du produit qu’ils confectionnent, celui-ci s’adaptant à la volée aux choix de motifs, couleurs et autres composants stylistiques. Les e-shops misant sur ce concept se généralisant, les articles de mode qu’il est aujourd’hui possible de se créer sur-mesure s’étendent notamment aux pantalons. Créée en 2013, la start-up suisse Selfnation invite hommes et femmes à saisir leurs mesures en ligne pour se faire fabriquer un jeans, chino ou short à la coupe parfaitement ajustée. Les chaussures n’échappent pas à la tendance, à l’image de l’e-boutique Shoes of prey, spécialisée dans la confection sur-mesure de chaussures pour femmes. Inspirées par ces pure-players de la mode customisée, les marques traditionnelles commencent elles aussi à intégrer ce genre d’outils à leurs e-shops. C’est par exemple le cas d’Adidas, Reebok, Nike ou encore Vans, qui proposent aujourd’hui ce type de personnalisation interactive pour certains de leurs modèles de chaussures.

Les données au cœur de projets de stylisme expérimental

Le sur-mesure à l’ère numérique se développe également sous forme d’expériences digitales à base de quantified self, big data et machine learning. Plaçant les algorithmes au cœur du processus de création, Google collabore ainsi au projet Coded Couture dévoilé il y a peu par la marque Ivyrevel, filiale du groupe H&M. L’idée? Créer une «Data Dress», une robe unique inspirée du style de vie de la femme qui la porte et élaborée à partir de données personnelles, récoltées via une app Android qui enregistre trajets et activités au quotidien. Les algorithmes de Google sont également au cœur d’une autre initiative de stylisme expérimental, menée en collaboration avec Zalando. Le projet Muze convie les internautes à créer virtuellement le design d’une tenue originale, en indiquant leur courant artistique favori et leur humeur, avant de croquer sur le vif un motif. Ces informations passent ensuite par la plateforme open source de machine learning TensorFlow, étalonnée au préalable à l’aide des inputs de 600 experts de la mode combinés aux enseignements issus des Google Trends.

L’intelligence artificielle est également mise à profit par des marques de mode pour créer une expérience de shopping en ligne plus personnalisée et pertinente. IBM et l’éditeur californien Fluid ont pour ce faire collaboré avec The North Face pour proposer le service Expert Personal Shopper, basé sur les capacités cognitives de Watson. Cette sorte d’assistant virtuel interagit avec l’internaute en langage naturel pour lui recommander la veste la plus adaptée à ses besoins. Les conseils personnalisés, basés en partie sur des algorithmes, sont aussi au cœur du modèle d’Outfittery. Présente en Suisse depuis 2013, la start-up berlinoise allie technologies et expertise humaine pour offrir un service en ligne de shopping personnalisé pour hommes. Le client répond à quelques questions via un formulaire online, avant d’être contacté par un conseiller en style qui assemblera ensuite une tenue selon ses goûts, de la tête aux pieds. Contactée par ICTjournal, la co-fondatrice Anna Alex explique: «Notre approche consiste à combiner l’intelligence humaine avec les données. Nous investissons beaucoup dans l’apprentissage machine, afin de créer de nouveaux algorithmes et des systèmes qui servent à faciliter le travail de nos experts en style.» Ce concept de curation stylistique a donné des idées à la concurrence, dont Zalando qui a lancé Zalon, un service de conseil en shopping mode suivant le même principe et s’adressant également aux femmes.

Les amis connectés comme conseillers en style vestimentaire

L’impact des réseaux sociaux sur le domaine de la mode est multiple: les prospects font notamment appel à leurs amis connectés pour récolter des avis sur un produit qu’ils convoitent, alors qu’ambassadeurs et influenceurs sont aujourd’hui couramment intégrés aux stratégies promotionnelles des marques. Si Outfittery mise sur l’aide d’experts pour fignoler un assortiment de vêtements, la jeune pousse Combyne transpose la source des conseils en matière de look vers la communauté des utilisateurs. L’app de cette start-up allemande se profile à la fois comme un réseau social ciblant en priorité les jeunes fashionistas et comme un outil intuitif de création de look., L’interface permet aux membres du réseau de s’amuser à combiner leurs propres vêtements (pris en photo au préalable) avec les habits, chaussures et accessoires d’une quarantaine de marques et détaillants partenaires. Une fois leur tenue composée, les utilisateurs peuvent partager le montage photo ainsi créé et solliciter les commentaires de leur groupe de followers au sein de l’app. Il est aussi possible de notifier ses amis sur les principaux médias sociaux. Rencontré à l’événement «e-Commerce meets Fashion in the Ticino Fashion Valley», Christian Dienst, COO de Combyne, met en avant la simplicité d’intégration à l’app pour le réseau de partenaires: «Les marques et détaillants n’ont qu’à uploader leur catalogues produits. Notre plateforme exploite des algorithmes de reconnaissance de formes et s’occupe automatiquement de découper correctement les vêtements pour les rendre compatible avec l’outil de création de look.»

L’avènement des influenceurs stars du web 2.0

Les médias sociaux permettent en outre de promouvoir des produits par le biais d’ambassadeurs de la sphère people. Reflétant l’influence des célébrités sur l’adoption d’une tendance vestimentaire, le rapport Fashion Trends 2016 de Google montre par exemple que les noms de David Beckham et Kanye West étaient souvent associés au style de veste «bomber» dans les recherches Google. A côté des célébrités, le marché de la mode fait toujours plus appel à des internautes populaires sur les réseaux sociaux et la blogo- sphère. L’étude Fashion & Beauty Monitor publiée par Econsultancy début 2016 indique ainsi que près de 60% des marques de mode et de beauté ont déjà mis en place une stratégie de marketing reposant sur ces influenceurs. L’étude signale aussi la difficulté à identifier et convaincre ces stars du web 2.0. Des start-up n’ont pas tardé à flairer le filon et proposent des solutions pour aider les marques à mettre en place leurs campagnes de marketing d’influence, à l’instar d’Influential. Cette jeune pousse US, qui mentionne la marque de prêt-à-porter Gap parmi ses clients, puise dans les capacités d’IBM Watson pour identifier les influenceurs les plus pertinents pour une campagne précise.

Basée à Genève, la jeune pousse iFluenz se propose également d’aider les marques à gagner en popularité grâce au levier des communautés connectées, plus exactement auprès des utilisateurs d’Instagram. Fondé en 2015, iFluenz se présente comme une plateforme de mise en relation entre annonceurs et influenceurs. Les marques paramètrent leurs campagnes directement sur la plateforme, en indiquant leurs budgets, les caractéristiques du public cible et la localisation souhaitée des influenceurs. «Notre algorithme se base sur ces critères pour sélectionner les influenceurs les plus pertinents, qui reçoivent alors une notification et peuvent décider de participer à la campagne contre rémunération», explique Lassana Dioum, cofondateur de la start-up. Après une phase bêta durant laquelle iFluenz a constitué une première base de 200 influenceurs, la solution a été lancée publiquement en automne 2016. Quelque mois plus tard, le nombre d’influenceurs inscrits approche la barre des 5000. iFluenz s’adresse aux annonceurs de tout secteur, «en particulier aux marques qui misent beaucoup sur le visuel et qui cherchent à véhiculer une image trendy. Instagram est dans ce cas clairement le réseau social à privilégier», fait observer l’entrepreneur. iFluenz compte aujourd’hui une centaine de clients dont Under Armour ou l’omniprésent Zalando, qui est passé par iFluenz pour promouvoir une paire d’Adidas disponible en exclusivité sur son site.

La success story et la stratégie de Zalando sont emblématiques des bouleversements qui touchent l’industrie de la mode. Alors que de plus en plus de boutiques stationnaires se vident et mettent la clé sous la porte, le pure-player allemand fondé en 2008 affiche une santé presque insolente, annonçant un chiffre d’affaires en progression de 23% en 2016. Zalando est parvenu en quelques années à secouer le secteur de la vente de prêt-à-porter en Europe, en proposant des livraisons en un temps record, des retours gratuits et en investissant continuellement dans l’amélioration de ses interfaces numériques. La stratégie d’innovation de Zalando passe notamment par des collaborations audacieuses, à l’image du projet de stylisme futuriste Muze boosté au machine learning de Google. La firme de Berlin semble à l’affût des toutes les tendances amenées à transformer les relations entre les marques de vêtements et les consommateurs, de l’utilisation d’algorithmes de recommandations affinées à la curation stylistique, en passant par la mise en place d’une communauté d’influenceurs (avec son app Fleek). Zalando poursuit également ses efforts de refonte du secteur avec une approche intégrant boutiques stationnaires prenant en charge des commandes passées sur son magasin en ligne. Les magasins physiques ne sont donc par morts. Quoi qu’il en soit, Zalando donne le la du secteur et affiche son ambition de se positionner comme la plateforme incontournable de mise en connexion entre consommateurs, grandes marques, détaillants et boutiques locales.

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