Interview CIO

Mediterranean Shipping Company: «Le secteur du fret maritime manque de standards»

Basé à Genève, Mediterranean Shipping Company est le deuxième plus grand armateur de porte-conteneurs au monde. En entretien avec notre rédaction, André Simha, Global CIO, et Quentin Drion, IT Senior Manager, expliquent comment ils travaillent à développer de nouveaux services numériques pour leurs clients dans un secteur reposant encore beaucoup sur le papier.

Quentin Drion, IT Senior Manager, et André Simha, Global CIO de Mediterranean Shipping Company.
Quentin Drion, IT Senior Manager, et André Simha, Global CIO de Mediterranean Shipping Company.

Quel est le niveau de numérisation dans le domaine du fret maritime?

André Simha: Dans tout le secteur les choses fonctionnent encore beaucoup à l’ancienne, avec énormément de documents papier – connaissements, lettres de crédit et autres – transitant entre de multiples parties: douanes, entités gouvernementales, banques, etc. Le secteur souffre d’une absence de standards qui empêche que les échanges d’informations se déroulent sous forme numérique. A titre de comparaison, le secteur aérien est bien plus standardisé, nous n’avons pas de IATA dans le domaine maritime.

Vos clients sont-ils davantage demandeurs de données?

AS: Nos clients sont des sociétés transitaires. Ils cherchent à se moderniser et à fournir de nouveaux services à leur propre clientèle, de sorte qu’ils nous demandent effectivement davantage de données. Nous jouons en quelque sorte le rôle de hub: des données nous parviennent d’un port, d’un terminal, d‘un dépôt, nous les traitons et travaillons sur leur qualité, et puis nous les redistribuons à nos clients. Mais, encore une fois, il n’y a presque pas de standard: en amont comme en aval, chacun a ses souhaits et ses préférences de format.

Vous appuyez-vous sur des API pour simplifier les échanges de données?

Quentin Drion: Oui, beaucoup de clients nous demandent de pouvoir accéder à des informations telles que l’arrivée d’un bateau ou d’un conteneur. En mettant une API à leur disposition, nous pouvons leur fournir ces informations, sans avoir à leur envoyer des fichiers toutes les heures.

On parle beaucoup du potentiel de la blockchain dans votre secteur. Avez-vous des projets touchant à cette technologie?

AS: Certains concurrents communiquent beaucoup sur les nouvelles technologies: nous préférons partir du besoin et en parler lorsque le choses sont véritablement opérationnelles. Ceci dit, je pense que la blockchain a du potentiel dans notre secteur pour des processus comme la facturation ou le transfert de propriété. Nous avons nous-même réalisé un proof of concept avec le port d’Anvers, dans lequel il s’agissait de libérer un conteneur en s’appuyant sur la blockchain. Le port de Dubaï aimerait d’ailleurs que nous répétions l’expérience avec eux. Ces projets pilotes nous permettent de nous familiariser avec la technologie, mais ils demandent aussi beaucoup d’efforts.

Vous avez accès à une grande quantité de données. Explorez-vous de nouvelle manière d’en tirer parti?

AS: Oui, nous nous intéressons notamment aux possibilités de faire du prédictif. Sachant que notre défi consiste à optimiser l’utilisation des navires et des conteneurs. Mais il ne faut pas se leurrer: notre marché reste très saisonnier et ressemble en cela beaucoup au secteur de l’aviation.

Qu’en est-il des technologies embarquées sur les navires et les conteneurs?

AS: L’équipement informatique des bateaux est assez sommaire, mais nous avons passablement travaillé sur l’internet des objets et les conteneurs intelligents. Nous collaborons avec d’autres armateurs à la fois sur la communication entre les conteneurs et le bateau, et sur les capteurs équipant les conteneurs. Il faut savoir que nous n’avons pas accès au contenu des conteneurs et que cela peut être problématique, par exemple lors d’une prise de feu avec des produits chimiques. Nous travaillons dans le domaine avec Traxens, une start-up française qui a développé un boîtier que l’on fixe avec un trou dans le conteneur, et qui peut transmettre des informations sur la température, l’humidité ou encore signaler qu’une porte est ouverte en captant la lumière. Nous avons déjà des projets pilotes avec des clients et commençons peu à peu à déployer. Ce sont des projets qui sortent de l’ordinaire

Donc la collaboration avec d’autres armateurs sur des standards est possible…

AS: Nous avons les mêmes clients qui veulent que les choses fonctionnent. Et nos conteneurs peuvent se retrouver sur le navire d’un autre armateur. Donc oui, nous parvenons à collaborer avec des concurrents au niveau IT. Mais ce n’est pas aisé: le domaine reste hyper compétitif avec passablement de consolidation et d’aspects politiques.

A quoi ressemble votre informatique? Faites-vous beaucoup de développements par vous-mêmes?

AS: Certains concurrents outsourcent beaucoup, mais nous faisons davantage de choses à l’interne. Faute de produits spécialisés pour notre secteur et notre taille, nous avons pratiquement développé tous nos applicatifs, hormis SAP. Notre département IT compte environ un millier de collaborateurs, dont une structure importante de plusieurs centaines de personnes en Inde. Nous avons monté cette structure nous-mêmes qui fonctionne très bien: les équipes sont dynamiques avec beaucoup de jeunes et des collaborateurs qui comprennent l’activité maritime – j’en suis particulièrement fier. Le matin à 10h, la plupart de nos salles sont occupées par des conférences Scrum avec nos collègues indiens…

Donc développement Agile…

AS: Oui, autant que possible. Cela nous permet de sortir plus rapidement des services destinés à nos clients et d’éviter de développer des choses qui ne correspondent plus au besoin lorsqu’elles sont finalisées. Mais c’est aussi un changement culturel et de génération. Les jeunes veulent rapidement disposer de nouveaux applicatifs et acceptent que les choses ne soient pas parfaites. Les collaborateurs plus expérimentés aimeraient au contraire que tout soit parfaitement fonctionnel et poli lorsqu’on met l’applicatif à leur disposition. Il faut trouver un juste équilibre, et tant pis pour ceux qui ne suivent pas…

Recourez-vous au cloud et à des architectures applicatives cloud ready?

QD: Oui. Nous n’avons pas de stratégie systématique de migrer nos applications existantes dans le cloud. En revanche, les nouveaux développements sont faits pour le cloud avec des micro-services et des conteneurs. Davantage que des économies, le cloud apporte de l’automatisation, de la flexibilité et de la vitesse. L’objectif est de releaser vite tout en assurant de la robustesse côté production. C’est un défi quotidien, mais on y arrive. Ici aussi, c’est un changement de culture et de génération.

Votre secteur est-il très règlementé?

AS: Oui, c’est notre plus gros défi. Actuellement, il y a bien sûr le RGPD auquel nous sommes heureusement moins exposés que d’autres sociétés qui ont un clientèle grand public, si ce n’est côté employés. Mais notre activité globale fait que nous sommes soumis à quantité de règlementations locales. Nous passons énormément de temps à discuter avec nos collègues du département légal, et à traduire les contraintes règlementaires en termes IT. La relation avec les clients et partenaires devient elle aussi de plus en plus contrôlée. Avant, il suffisait que les choses fonctionnent. Aujourd’hui, il faut prouver que l’on a un DRP, il faut se certifier à diverses normes ISO, etc. Cela prend beaucoup de temps…

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