Femmes dans l'IT

L’économie suisse manque d’informaticiennes

par Yannick Chavanne et Oliver Schneider

Les femmes ne représentent que 15% des professionnels de l’informatique en Suisse. Culturelles ou socioprofessionnelles, les causes de cette faible diversité sont nombreuses. Pourtant, les raisons d’attirer davantage de femmes vers l’informatique ne manquent pas.

Il manquera 40'000 spécialistes ICT en Suisse à l’horizon 2026. Une pénurie annoncée due à l’explosion de la demande en experts de la programmation, du consulting et des opérations, ainsi qu’à de nombreux départs à la retraite, indique une récente étude de l’association ICT-Formation professionnelle Suisse. Pour limiter le besoin supplémentaire de main-d’œuvre qualifiée, plusieurs pistes sont proposées. Augmenter les contingents de travailleurs qualifiés extra-européens ou créer davantage de places d’apprentissage. Mais aussi prendre des mesures pour s’assurer que les jeunes femmes considèrent davantage les métiers des TIC dans leur choix de carrière.

La féminisation des TIC se fait attendre

Pour l’heure en Suisse, les métiers de l’informatique restent très masculins: en 2017, on dénombrait 168'700 hommes, pour 30'600 femmes (soit 15%). En 2011, la part de femmes était de 13%. La situation n’a donc guère évolué ces dernières années et ne changera pas de sitôt, compte tenu de la faible proportion de jeunes femmes qui optent pour un apprentissage ou une formation de niveau universitaire dans ce domaine (en 2017, 10% des diplômes de fin d’apprentissage, 15% d’étudiantes en informatique à l’EPFL et 13% à l’EPFZ).

La part de femmes dans la tech augmenterait probablement si les entreprises répondaient mieux aux attentes en leur proposant plus volontiers des conditions et horaires flexibles. Car maintenir un équilibre entre job et vie privée constitue l’objectif principal d’une nette majorité des jeunes informaticiennes en Suisse, selon un récent sondage d’Universum. De plus, proposer aux mères de famille un poste à temps partiel favorise leur rétention. Cette flexibilité faisant défaut au sein du secteur des TIC, la proportion de femmes est plus élevée chez les 25-34 ans (21%), puis tombe à 14% passé 35 ans. Un phénomène qui pourrait perdurer tant que les possibilités d’emplois à temps partiel ne deviennent pas plus fréquentes, estime ICT-Formation professionnelle Suisse.

L’Institut Anita Borg, qui promeut à l’échelle globale la féminisation du secteur des TIC, indique dans un récent livre blanc que la gent féminine abandonne une carrière dans les domaines techniques deux fois plus rapidement que les hommes. Selon cette organisation basée aux USA, un manque de perspectives d’avancement serait la cause de ce phénomène, lequel serait en partie dû à des biais de perception des cadres supérieurs. Leurs jugements étant parfois influencés par des stéréotypes et préjugés sexistes. Corolaire de la défection des femmes en cours de carrière: une faible part parvient jusqu’à la fonction de CIO.

Les opportunités d’une diversité des genres

Au-delà de la question de principe et de l’urgence d’agir pour résoudre le problème de pénurie de personnels qualifiés, il existe plusieurs raisons d’attirer davantage de femmes dans le secteur ICT. L’association faîtière ICTswitzerland fait notamment remarquer que les développements technologiques pourraient conduire à la disparition d’emplois dans lesquels les femmes sont aujourd’hui surreprésentées. L’informatique pourrait dès lors offrir de nouvelles perspectives à celles dont les carrières seront compromises par la numérisation, estime Alain Gut, président de la commission formation d’ICTswitzerland. En féminisant le secteur technologique, on évitera en outre que des produits et services utilisés par la société dans son ensemble ne soient développés uniquement par des hommes. A l’ère de la transformation numérique, qui façonnera et changera les environnements de travail et de vie, une telle perspective industrielle unilatérale représente un risque social, souligne l’association faîtière. Certains chercheurs s’intéressent d’ailleurs à cette problématique, dont Joy Buolamwini, doctorante au MIT, qui a démontré que les algorithmes de reconnaissance faciale étaient moins précis avec les gens de couleur mais aussi avec les femmes.

Selon Priska Burkard, responsable du réseau Girls in Tech en Suisse, «il est prouvé que la diversité au sein des équipes apporte plus d’efficacité et de succès, ce qui est bénéfique tant pour l’entreprise que pour l’économie dans son ensemble. Une plus grande diversité a également un effet positif sur la rétention des employés.» L’Institut Anita Borg met d’autres avantages en avant: nommer des femmes dans des rôles techniques permet aussi d’accélérer l’innovation, ainsi que d’optimiser la résolution de problèmes et la dynamique de groupe.

Changement culturel et mesures sociopolitiques

Que faut-il faire pour attirer davantage de femmes dans l’informatique en Suisse? Les associations interrogées s’accordent à dire que le problème doit être abordé à la racine: les étudiantes d’aujourd’hui sont les informaticiennes de demain. Directeur général de l’association professionnelle SwissICT, Christian Hunziker souhaite ainsi que les technologies de l’information apparaissent tôt dans le programme scolaire. Le système éducatif devrait notamment faire en sorte de ne pas nourrir le cliché d’un technophile exclusivement masculin, afin de rendre ce domaine plus attrayant pour les filles.

Malgré la faible proportion de femmes informaticiennes en Suisse, des points positifs sont à relever. Un changement culturel paraît ainsi à l’œuvre si l’on considère le nombre croissant de femmes cadres dans les entreprises informatiques. Mais pour qu’une féminisation des métiers ICT se généralise, des mesures sociopolitiques semblent nécessaires. Pour Christian Hunziker de SwissICT, il serait par exemple possible de favoriser l’accession des femmes aux métiers de l’IT en créant davantage de places d’apprentissage pour les métiers ICT. Une égalité salariale, des conditions d’emploi favorables à la famille et aux horaires de travail flexibles sont également perçues comme nécessaires.

La question de la discrimination positive

Une autre mesure possible divise: l’idée d’instaurer des quotas de femmes employées dans le secteur IT. Bien que Girls in Tech rejette généralement ce genre de mesures, sa responsable suisse est plus nuancée: «Nous avons besoin de discrimination positive jusqu’à ce que nous atteignions la diversité optimale pour l’industrie informatique et la société.» A la tête d’ICT-Formation professionnelle Suisse, Serge Frech juge en revanche que les quotas ne sont pas une solution et qu’il convient surtout de changer les cultures d’entreprise, les modèles professionnels et la perception du monde de l’informatique par le public. Selon lui, l’évolution vers la mixité dans l’ICT est malgré tout inéluctable: «Les entreprises qui croient encore aujourd’hui qu’elles n’ont pas les moyens de s’offrir une ou quelques femmes à des postes de direction ou qu’elles paient un salaire inégal vont tôt ou tard disparaître.»

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