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Les truckers, révélateurs des transformations numériques du travail de terrain

Depuis 2017, les camions américains sont équipés de dispositifs numériques permettant aux autorités de surveiller les heures de sommeil des chauffeurs, mais aussi à leurs employeurs de suivre quantité d’indicateurs de performance. Un livre paru récemment analyse l’impact de cette mutation sur un ­métier difficile, mais néanmoins prisé pour la grande autonomie qu’il est censé offrir.

(Source: Wesley Tingey sur Unsplash)
(Source: Wesley Tingey sur Unsplash)

Au même titre que les routes qu’ils sillonnent, les «truckers» et leurs longs camions font partie de l’imaginaire américain. Les routiers américains, c’est aussi une culture empreinte de masculinité, de goût pour l’autonomie et de fierté de gagner sa vie en éprouvant les capacités de son corps. Dans un livre très documenté, Karen Levy, Professeure assistante à l’Université de Cornell, analyse combien cette profession est bouleversée depuis 2017 avec l’obligation d’équiper les poids lourds de dispositifs numériques d’enregistrement. Au-delà du cas particulier d’un métier dans lequel la cabine fait office de lieu de travail et de domicile, l’expérience vécue par les truckers est riche de leçons sur les impacts de la numérisation de la place de travail et peut faire office de «canari dans la mine de charbon».

Du mythe à la réalité

La réalité des quelque 2 millions de chauffeurs long courrier américains est bien éloignée de l’image de «chevalier de la route» qui prévalait dans les années 50. Attirant principalement des hommes peu diplômés originaires d’Etats désindustrialisés, le métier est dur tant pour la santé que pour la vie sociale et familiale. C’est aussi un métier occupé par une population vieillissante avec un turnover grotesque: en moyenne, un routier change d’employeur quasiment chaque année.

Karin Levy décrit comment, suite à la dérégulation du secteur à la fin des années 70, ces conditions de travail se sont encore dégradées: les salaires ont diminué de plus de moitié et le mode de rémunération au mile s’est généralisé. Le temps passé dans les embouteillages ou à attendre que le camion soit chargé n’est donc pas payé. Tout comme celui passé à manger et surtout à dormir. La question du sommeil est ainsi devenue un enjeu central tant pour les routiers (l’usage de stimulants est courant dans la profession) que pour le public et les autorités, la fatigue étant une cause importante d’accidents.

Dispositifs de surveillance publics et privés

Depuis les années 30, les chauffeurs de poids lourds doivent respecter un certain nombre d’heures de sommeil quotidiennes et hebdomadaires par rapport à celles passées à conduire, et les noter dans un cahier susceptible d’être exigé par les patrouilles. Dans la pratique, ces cahiers étaient souvent maquillés, un blocage dans un embouteillage étant par exemple noté comme pause déjeuner, toujours avec le même impératif de faire du kilomètre. Tant et si bien que les autorités ont cherché à remplacer ces cahiers par des dispositifs numériques.

En dépit des oppositions des petites sociétés de transport et des chauffeurs indépendants, l’installation d’Electronic Logging Devices (ELD) est ainsi effective aux Etats-Unis depuis 2017. (Notons qu’en Suisse, des tachygraphes intelligents sont exigés pour les poids lourds mis en circulation depuis 2019). Les ELD américains enregistrent la position du véhicule à intervalle régulier et présentent l’intérêt de données non manipulables qui peuvent être consultées par les patrouilles.

Exigés par les autorités, les appareils équipant les véhicules se sont enrichis d’une kyrielle de fonctionnalités supplémentaires particulièrement intéressantes pour les grandes entreprises de transport: communication directe avec le chauffeur, flux vidéos (cabine et route) et surtout données. Via ces équipements, les transporteurs mesurent en effet la consommation de carburant, la vitesse, les patterns d’accélération et de freinage, la géolocalisation, le geofencing (par exemple pour avertir un client que le camion est arrivé) ou encore l’état de la marchandise. Collectées via ces ELD étendus, les informations sont souvent intégrées aux logiciels de gestion de flotte. Elles servent au suivi et à l’analyse – parfois prédictive – du comportement des chauffeurs. Les entreprises peuvent également comparer la performance de conducteurs et encourager les «bons comportements» en publiant des classements, en accordant des primes aux plus méritants, voire partager les informations à l’extérieur. Karen Levy donne l’exemple d’une entreprise offrant des cadeaux aux épouses des chauffeurs les plus performants.

Outre leur emploi par les entreprises de transport, ces données sont parfois partagées, notamment avec les assureurs, qui peuvent ainsi proposer des primes avantageuses. L’ensemble de ces pratiques étant en quelque sorte légitimé par le fait que les données sont collectées par un dispositif requis par les autorités.

Effets pervers

Pour l’auteure, le problème des accidents dus au manque de sommeil des chauffeurs est bien réel, mais elle voit dans les ELD une réponse technologique à un phénomène dont la cause est avant tout économique: la rémunération au mile. Et cette approche solutionniste s’avère peu efficace. Certes, depuis l’introduction des ELD, les autorités constatent que, lors des contrôles, la part de chauffeurs n’ayant pas dormi les heures requises a diminué de moitié. Le vrai objectif d’amélioration de la sécurité routière n’est cependant pas atteint. Depuis 2017, les accidents causés par des poids lourds n’ont pas reculé, ce qui peut s’expliquer par un effet pervers: avec moins de temps à disposition et des kilomètres à faire, les truckers conduisent plus vite et plus dangereusement. Au lieu de s’arrêter quand ils se sentent fatigués et de prendre la route quand ils jugent les conditions favorables quitte à jouer avec les règles, les chauffeurs doivent se conformer strictement aux heures de conduite mesurées.

Davantage précises et granulaires, concernant tout aussi bien le véhicule que le chauffeur, susceptibles d’être agrégées, analysées, prédites, les informations captées par les dispositifs ELD n’en sont pas moins partielles et peinent à embrasser la réalité de la route. Exemple emblématique, le stationnement. Karen Levy explique que les places de parking destinées aux poids lourds manquent et que les chauffeurs passent souvent beaucoup de temps pour trouver où se garer ou doivent même aller à l’aire suivante. En d’autres temps, ils n’inscrivaient pas ces durées comme des heures de conduite, alors qu’avec les ELD elles le deviennent. Pour ne pas dépasser les limites imposées, les truckers n’ont ainsi souvent pas d’autre choix que de s’arrêter au bord de la route occasionnant d’autres problèmes, y compris pour la sécurité des marchandises qu’ils transportent.

Concurrence des savoirs

L’aspect à mon avis le plus intéressant du livre de Karen Levy réside justement dans son analyse de la manière dont ces nouvelles connaissances obtenues via le numérique viennent concurrencer les savoirs existants. Autrefois uniques dépositaires d’une connaissance singulière de la route et de leurs propres limites physiques qui faisait leur fierté, les truckers sont désormais confrontés à des connaissances décontextualisées d’un nouveau type avec lequel les entreprises n’hésitent pas à les challenger.
Le livre cite ainsi une conversation surréaliste où un employé de l’entreprise utilise le dispositif pour appeler un chauffeur endormi et lui intimer de reprendre la route car il a rempli ses heures de sommeil exigées. A quoi le chauffeur répond qu’il ne peut pas, car la météo ne le permet pas. S’appuyant sur les données météo, l’employé lui rétorque qu’il n’en est rien, qu’il n’y a que quelques averses là où il se trouve, et qu’il peut donc prendre elle volant.

Perçue comme un manque de confiance, cette infantilisation est dévastatrice dans une profession encore une fois difficile physiquement, peu attractive économiquement, pour laquelle lieu de travail et espace privé ne font qu’un et dont le principal attrait résidait dans la très grande autonomie de décision laissée aux routiers.

Mais le trucker est aussi un révélateur des mutations plus générales du travail à l’ère numérique. Partout, de nouvelles solutions «d’expérience employé» se profilent dans lesquelles convergent les intérêts de productivité des employeurs et de santé publique des autorités. Et dans quantité de domaines, les savoirs subjectifs incarnés des professionnels sur leur travail et sur leur corps sont de plus en plus mis en concurrence avec des connaissances objectivées issues du traitement des données numériques.

> Le livre de Karen Levy: «Data Driven: Truckers, Technology, and the New Workplace Surveillance», Princeton University Press, 2022.

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