Juin 2010

Les réseaux sociaux dans l’entreprise: entre la ruche et le guêpier

| Mise à jour

Qu’il s’agisse de stimuler la collaboration ou de faire ressortir les connaissances implicites de l’entreprise, l’utilisation des technologies 2.0 et des réseaux sociaux peut se transformer soit en ruche productive, soit en guêpier coûteux. Tout dépend de l’intelligence avec lesquelles elles sont déployées et utilisées.

Il y a quelques années encore, les discours relatifs à l’utilisation des  réseaux sociaux et autres outils issus du web 2.0 dans l’entreprise étaient unanimes. Ces technologies allaient stimuler l’innovation et la créativité grâce au partage des connaissances et elles allaient permettre de collaborer efficacement en mettant à plat des structures organisationnelles désuètes. En dépit de cet argumentaire à la fois libéral  - pour ne pas dire libertaire - et empreint d’orthodoxie, les entreprises se montraient très prudentes dans leur adoption de ces outils.
La situation a désormais changé dans les discours et dans les faits. De nombreuses voix se font ainsi entendre qui critiquent et interrogent l’impact économique réel des solutions 2.0 dans l’environnement professionnel, les conditions extra-techniques de leur succès ou encore leur effet pervers sur la productivité des employés. En même temps, les sociétés sont toujours plus nombreuses à déployer du web 2.0 sous la forme d’outils spécifiques ou de nouvelles fonctions de logiciels existants (CRM, ECM, ERP). Quant aux motifs des entreprises à user de ces solutions «sociales» à l’interne, deux domaines se dessinent, avec pour chacun des promesses et des écueils : d’une part l’organisation de la collaboration (86%) et, d’autre part, la gestion des connaissances (85%) – des objectifs des technologies 2.0 cités par 85% des sociétés suisses dans une étude récente de Sieber & Partners.

Collaboration 2.0

Le premier champ d’application des outils du web 2.0 dans l’entreprise concerne la collaboration entre les employés et avec les partenaires. L’idée repose sur le constat suivant : la structure organisationnelle de nombreuses sociétés n’est plus adaptée et empêche une collaboration efficace entre des personnes souvent dispersées géographiquement, travaillant sur des processus transversaux ou rattachées à des projets ad hoc. À cela s’ajoute que seule une petite partie des tâches effectuées sur un ordinateur relève du travail purement personnel, souligne Kelly Dempski, directeur de recherche sur les technologies collaboratives chez Accenture. La société de conseil a d’ailleurs déployé un réseau social dénommé People Pages sur lequel 25 à 30% des employés ont publié leur profil. L’utilisation de plateformes de collaboration vise à accélérer la communication, à apporter une touche humaine aux relations et à court-circuiter les silos organisationnels pour supporter les nouvelles formes de travail et faire émerger de nouveaux leaders sur la base de l’expertise plutôt que du statut hiérarchique. L’idée n’est pas nouvelle : dans les années 80, les théories du management avaient déjà exploré la coexistence dans les entreprises d’un système informationnel formel et d’un réseau informel d’individus, plus rapide mais moins fiable, sollicité pour obtenir des informations. La nouveauté réside donc essentiellement dans l’informatisation de ces réseaux, qui apporte des avantages en termes d’ubiquité, de traçage et de rapidité, mais qui peut générer nombre d’effets pervers.

Inflation des données et multitasking

Alain Laramée, professeur de communication organisationnelle à l’Université du Québec, relève ainsi deux dangers. Tout d’abord, les médias électroniques nuisent à l’évolution d’un consensus dans un groupe et tendent à nourrir la formation de coalitions. Ensuite, l’instauration de systèmes d’information conduit à une inflation du nombre de données, ce qui augmente le nombre de décisions à prendre et réduit le temps pour les considérer. On pourrait encore ajouter que la multiplication des canaux engendre des messages redondants et des problèmes quant au choix du média le plus approprié dans chaque situation. Plusieurs études empiriques récentes montrent par ailleurs que cette inflation informationnelle mène à des déficits de l’attention et donc de la productivité. Une étude menée par HP et citée dans la Harvard Business Review (septembre 2009) a par exemple révélé que le QI d’employés distraits par des téléphones et des e-mails baissait de 10 points – deux fois plus que s’ils avaient fumé de la marijuana. Selon une autre étude, conduite par Microsoft, un collaborateur interrompu par une notification d’e-mail mettrait en moyenne 24 minutes à retourner à sa tâche initiale. Dernièrement un article de la revue Science suggérait enfin que le cerveau (y compris celui des natifs du numérique) n’est pas à même de poursuivre simultanément plus de deux objectifs – voilà qui met fin en grande partie au mythe du multitasking.
Bien que de nombreux outils «sociaux» relèvent du pull plutôt que du push et de l’asynchrone plutôt que du direct, ils participent à l’inflation des données et à la complexification des médias. Les analyses précitées montrent combien l’introduction d’un nouvel outil de communication dans l’entreprise doit être mûrement réfléchie et combien les bénéfices concrets doivent être significatifs pour ne pas être absorbés par les baisses de productivité.

Economie de la connaissance et économie de l’attention

L’autre domaine visé par les réseaux sociaux  et les technologies 2.0 appliquées à l’entreprise est celui des connaissances. Dans les économies modernes et en particulier dans celles où le secteur tertiaire est majoritaire, le savoir des entreprises devient l’une de ses principales richesses en même temps qu’il est de plus en plus volatile, car il n’est plus ancré dans des processus et des produits mais dans la tête et les pratiques des collaborateurs. Dès lors, les réseaux sociaux apparaissent comme une solution pour expliciter ces savoirs implicites, les trouver, les conserver et les partager au sein de l’organisation. Pour Kelly Dempski d’Accenture: «Nous sommes passés d’une connaissance centrée sur le document à une connaissance centrée sur la personne.» Le risque cependant c’est que ces réseaux soient envahis par des contenus sans intérêt pour l’entreprise et qu’au final, on ne soit pas en mesure d’identifier les connaissances utiles. De nouvelles technologies sémantiques ou des systèmes de social tagging et de notation sont sensés apporter une réponse à cet écueil. Reste cependant à nouveau le problème du temps consacré à diffuser et à écouter ces messages plus relationnels que fonctionnels. Pour expliquer ce phénomène inflationniste, Valérie Beaudoin, chercheuse à Télécom Paris Tech, reprend, dans un article consacré aux dynamiques des sociabilités, le concept d’économie de l’attention qui s’est développé à la fin des années 90 : « Nous sommes dans une situation d’inversion de la rareté : l’offre ne connaît plus de limite et le goulet d’étranglement se situe du côté de la demande, du côté de l’allocation du temps. Cette tension croissante de l’attention joue à son tour sur l’entretien de la sociabilité.[…] Dans un environnement où la compétition pour l’attention est tendue, la question de la notoriété et de la réputation devient un enjeu personnel et professionnel.» C’est ce qui permettrait d’interpréter le succès de réseaux comme Facebook ou Linkedin. La situation n’est guère différente de celle que connaît l’entreprise : là aussi, les réseaux sociaux peuvent servir en grande partie à se faire connaitre, à être présent dans les esprits, quitte à ce que cette utilisation devienne dominante. En fin de compte, il est normal que des outils sociaux servent avant tout les fins sociales de leurs utilisateurs.

Organisation et culture d’entreprise

Au chapitre des conditions déterminantes pour la réussite ou l’échec de ces solutions, les sociétés citent fréquemment la culture et l’organisation de l’entreprise (Sieber & Partners, McKinsey). Kelly Dempski insiste par exemple sur le fait qu’une «culture du partage» préalable est indispensable au bon déploiement d’une solution 2.0. Si dans une entreprise la possession jalouse de l’information apporte plus que sa diffusion, les réseaux sociaux ne serviront à rien. Il en va de même de l’organisation interne des sociétés: des structures trop hiérarchiques sont perçues par les entreprises comme des obstacles à l’intégration efficace de solutions participatives. Paradoxalement, ces deux critères de succès – l’organisation et la culture - sont précisément mentionnés comme des objectifs du déploiement d’outils 2.0 dans l’entreprise, dans une vision techno-déterministe où les outils contiendraient en eux-mêmes le pouvoir de contraindre les usages. Une opinion vraisemblablement liée au fait que ces technologies sont souvent introduites par le département informatique pour lequel l’organisation est considérée un obstacle et les technologies comme une opportunité.

Nouvelles tactiques, nouveaux usages

En somme, si le déploiement de réseaux sociaux internes recèle un grand potentiel pour la collaboration et l’exploitation des connaissances dans les entreprises, il peut aussi avoir un impact négatif sur la productivité des employés. Avant de les implémenter, il importe donc en premier lieu de vérifier si le problème ne peut être résolu par des mesures organisationnelles éventuellement incarnées ultérieurement dans des outils IT. Il faut également que les métiers ou les ressources humaines fixent des objectifs clairs et des métriques basées sur les outputs (par exemple le temps moyen requis pour trouver un expert) plutôt que sur les inputs (par exemple le nombre de profils publiés). Afin de limiter les baisses de productivité, il importe également de se doter de règles et de former les utilisateurs sur l’emploi attendu de ces solutions (contenus, courtoisie, utilisateurs, temps de réaction, conformité, sécurité, fonctionnalités, etc.).
Enfin, s’il faut éviter le techno-déterminisme, il ne faut pas non plus tomber dans le socio-déterminisme. Ainsi, le problème actuel de la frénésie informationnelle causé par l’inflation des canaux et des données débouchera peut-être sur de nouveaux usages plus pragmatiques. Le collaborateur 3.0 efficace à venir ne ressentira peut-être plus le besoin de tout savoir exhaustivement et il saura s’extraire mentalement du brouhaha ambiant pour se concentrer sur la réalisation de son travail: «getting things done».

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