«Avec le dossier patient informatisé, on gagne à la fois en efficience et en qualité des soins»
Poussé par les nouvelles législations et le besoin d’améliorer l’efficacité et la qualité des soins, le secteur hospitalier vit sa révolution numérique. Directeur des systèmes d’information du CHUV, Pierre-François Regamey a expliqué à notre rédaction les enjeux et les contraintes liés au déploiement du dossier patient informatisé.

Le monde hospitalier vit une révolution numérique. Quels sont les moteurs de ce changement?
Il y a principalement deux facteurs qui poussent à cette transformation. Tout d’abord, le e-Health, c’est-à dire le besoin d’échanger des données cliniques pour améliorer la qualité et la continuité des soins. Aujourd’hui, plus personne ne comprend que les données médicales ne puissent pas suivre le parcours d’un patient, alors que d’autres domaines arrivent à le faire. Second facteur, les nouvelles régulations qui conduisent à plus de concurrence, donc à une pression accrue sur les coûts. L’établissement d’un dossier patient informatisé est une réponse à ces deux évolutions.
Quelles sont ces nouvelles contraintes règlementaires?
A partir de 2012, avec la nouvelle version de la LAMal, l’Etat subventionnera également les établissements privés. D’autre part, on a une généralisation de la tarification forfaitaire (Swiss-DRG). Ainsi par exemple, l’hôpital sera payé le même montant déterminé pour le traitement d’une appendicite, que le patient ait été hospitalisé un ou cinq jours. Ces deux éléments vont inévitablement provoquer une plus grande concurrence.
Il s’agit donc de gagner en efficience…
Oui, il faut optimiser la prise en charge et un élément clé est la durée de séjour. Si l’hôpital garde ses patients moins longtemps avec la même qualité de soins, on est plus efficient. Pour y parvenir, il faut en particulier réduire les temps de latence. Lorsqu’un patient doit attendre un IRM ou une autre prestation technique, c’est du temps perdu. L’un des apports du dossier patient est de réduire ces temps de latence et d’être à même de les surveiller et de les contrôler. C’est la raison pour laquelle nous avons opté pour un dossier patient moderne qui nous permet de gérer des workflows. Par ailleurs, je prétends que si l’on diminue cette latence, on améliore aussi la qualité des soins.
Pourquoi un tel effet positif sur la qualité des soins?
Avec l’ensemble de la direction du CHUV, nous avons visité récemment un hôpital universitaire de Hambourg qui est passé complètement au numérique, pour voir leur manière de travailler en paperless – un établissement qui emploie d’ailleurs la solution Soarian de Siemens que nous avons aussi choisie. Le directeur médical de cet hôpital nous expliquait que, dans le cadre d’un passage à la tarification à l’acte, un apport essentiel du dossier patient concerne les cas complexes qui transitent par plusieurs services de l’hôpital. De fait, en tant qu’hôpital universitaire, nous disposons de médecins de pointe dans différentes spécialités: un de nos atouts est d’offrir des prestations de qualité pour les cas multidisciplinaires. Il faut donc faciliter l’échange d’informations entre les équipes, ce qui est précisément l’une des fonctions du dossier patient. Cet atout majeur a permis d’emporter l’adhésion et l’implication totale de la direction générale du CHUV, qui a compris que l’enjeu dépassait celui d’un simple outil informatique.
Sur quel standard repose le dossier patient?
Il n’existe pas pour l’heure de standard unique reconnu pour la nomenclature clinique et, en Suisse, la Confédération n’a pas l’autorité pour imposer un standard national, de sorte que l’évolution est quelque peu chaotique entre les divers cantons. A mon avis, il faudra encore attendre cinq à dix ans pour assister à une standardisation. En même temps, il y a un besoin et une volonté de disposer de données numériques auxquels il faut répondre. On ne peut pas attendre, c’est pourquoi nous avons décidé d’aller de l’avant avec une stratégie que nous appelons «eHealth ready». L’idée est de mettre d’abord en place un dossier patient à l’intérieur de l’hôpital, tout en nous assurant que le standard choisi pour les données cliniques soit traduisible et puisse être échangé avec des organismes extérieurs. Avec cette stratégie, nous sommes au moins sûrs de disposer rapidement des données sous forme informatique.
Où mettez-vous la barre en termes de modélisation?
C’est un problème délicat pour les informations cliniques: si je prends pour exemple la mesure de la pression artérielle, une infirmière n’aura pas besoin du niveau de détail nécessaire à un spécialiste comme un cardiologue. Au départ, nous voulions modéliser ces données en détail pour chaque spécialité. Au final, nous avons décidé de procéder par étapes, en nous limitant dans un premier temps à un tronc commun avec des informations générales proches de celles que l’on retrouve sur une lettre de sortie, tout en utilisant partout où cela est possible des valeurs numériques quantifiables. Nous pouvons ainsi déployer plus rapidement le dossier dans l’ensemble de l’hôpital, puis intégrer dans une deuxième phase toutes les données nécessaires aux spécialistes universitaires.
Quel est l’impact de ce dossier patient informatisé sur vos systèmes IT?
A priori, on pourrait penser qu’il est possible de déployer le dossier patient avec l’infrastructure existante: c’est en somme une application client serveur basée sur le web et SQL Server – donc pas de saut quantique en matière de technologie. En réalité, les choses sont plus complexes, il faut repenser complètement notre manière de penser et procéder à une refonte complète de notre système d’information. Le dossier patient doit ainsi se synchroniser avec un grand nombre d’autres applications. Pour une pathologie donnée, il faut par exemple être en mesure de commander un bloc d’examens à l’applicatif de gestion de laboratoire et de récupérer ensuite les résultats pour les afficher dans le dossier patient. Cela signifie donc de multiples interfaces et, dans certains cas, la migration vers de nouvelles versions d’applications spécialisées existantes. De plus, le dossier patient fait office de portail et c’est par son biais que l’on va accéder aux résultats des labos ou à l’imagerie médicale, avec des conséquences évidentes sur la gestion des droits d’accès.
Vous avez donc dû développer en parallèle un nouveau système de gestion des accès…
Oui, nous procédons actuellement à une refonte complète de notre système d’identité et de gestion des accès, pour passer à un système basé sur les rôles. En tant qu’hôpital, nous devons nous conformer aux lois fédérale et cantonale sur la protection des données médicales. Nous devons garantir la confidentialité des données cliniques et nous assurer que seules les personnes en charge d’un patient ont accès à ses informations. Il faut aussi que nous puissions tracer qui a fait quoi à quel moment et prouver qu’il ou elle en a le droit. Le défi est d’autant plus grand que nous avons opté pour un dossier transversal et que nous avons une grande mobilité interne. Je m’explique: tous les six mois, nous avons par exemple plusieurs centaines d’assistants qui passent d’un service à l’autre; il faut par conséquent leur octroyer de nouveaux droits et, surtout, leur retirer leurs droits précédents. Le système que nous développons se base sur des rôles qui dépendent de la localisation, de l’activité et du niveau hiérarchique – nous en avons défini plusieurs dizaines. A chaque rôle correspond un bouquet de droits dans divers applicatifs.
D’autres projets d’ampleur sont-ils nés du déploiement du dossier patient ?
Oui, outre la gestion des accès, deux autres projets d’environnement sont directement liés au dossier patient. Le premier concerne la mobilité. Une particularité de l’hôpital est qu’un collaborateur va se déplacer; un médecin peut être dans son bureau, dans une salle de consultation, au bloc opératoire... Or la création d’un environnement personnalisé avec ses applicatifs et les patients qu’il suit peut s’avérer longue. Nous avons donc mis en place un système de sessions virtuelles médicales qui suivent les médecins, et qu’ils peuvent retrouver depuis n’importe quelle station de travail de l’hôpital, mais aussi de l’extérieur via une connexion VPN, par exemple lorsqu’ils sont de garde. Le troisième projet touche à la continuité. Etant donné l’importance des systèmes informatiques pour l’activité de l’hôpital et le fait que notre infrastructure IT est largement consolidée et virtualisée, nous mettons en place une deuxième salle des machines, qui est hébergée dans le nouveau centre informatique du canton de Vaud. Nous sommes ainsi parvenus à réduire notre temps de reprise en cas de catastrophe de plusieurs semaines à quelques jours, et notre objectif pour la fin de l’année est de descendre en-dessous de 24 heures pour les applications critiques. Dès qu’une transaction a lieu, elle est copiée au niveau du NAS, de sorte que, dans le pire des cas, nous ne perdons que la dernière transaction.
Comment le corps médical réagit-il à l’introduction du dossier patient ?
Il y a aujourd’hui un large consensus sur le fait qu’il faut passer du papier à l’électronique – certains départements avaient d’ailleurs déjà développé leur propre système informatique de leur côté. Le dossier informatisé apporte à tous les collaborateurs de l’hôpital l’avantage de disposer des informations cliniques partout et en tout temps. On évite ainsi des problèmes comme celui que j’ai vécu moi-même lors d’une réhospitalisation quand il a fallu envoyer une aide-infirmière courir chercher mon dossier papier dans un autre service... Concrètement, il y a toutefois beaucoup de points à régler: qui signe une lettre médicale? qui saisit les informations?, comment il les saisit? avec quel niveau de détail? Ces changements sont plus profonds qu’il n’y paraît. Il s’agit là de la première informatisation d’un métier bien établi et cela occasionne des problèmes. Chacun aimerait continuer à travailler comme il en a l’habitude. Or, si l’on veut que le dossier patient réponde aux attentes, il faut accepter de standardiser et de changer les pratiques. C’est cela qui est le plus difficile.
Les pratiques médicales ne sont cependant pas affectées…
Dans certains cas, les pratiques cliniques peuvent être affectées. Si je prends les scores infirmiers, par exemple des tests pour évaluer la mobilité du patient, différents services employaient des scores différents. Pour que l’outil fonctionne, nous avons été contraints de les harmoniser quand bien même chaque service pouvait estimer que son score était meilleur. Heureusement, nous pouvons compter sur une task force spéciale dirigée par le directeur général du CHUV, le Professeur Pierre-François Leyvraz, qui s’occupe précisément de résoudre ce genre d’écueil et d’accompagner les changements induits par le dossier patient. L’implication personnelle d’un tel primus inter pares contribue fortement à l’acceptation de ce projet par les autres professeurs du CHUV et le reste des collaborateurs.
Le CHUV est aussi un institut universitaire. Quels sont besoins IT liés à cette activité?
Les besoins sont fondamentalement différents. D’un côté, il nous faut fournir un environnement hautement sécurisé et très stable pour les personnes qui travaillent sur les données cliniques – avec un dossier électronique, c’est la vie des patients qui dépend de l’IT. De l’autre, nous avons des chercheurs qui demandent beaucoup de flexibilité: ils doivent pouvoir installer des programmes et échanger avec leurs collègues en Suisse et ailleurs. Il y a un projet dans le canton de Vaud d’établir une véritable école de médecine «à l’américaine» et d’attirer des professeurs prestigieux. Mon rôle en tant que CIO est aussi de répondre aux besoins de ces chercheurs qui font de plus en plus appel à l’informatique et qui requièrent une grande liberté. Nous avons ainsi décidé de déployer deux réseaux: un réseau clinique sécurisé que nous administrons complètement et un réseau académique ouvert avec des équipements sur lesquels les utilisateurs ont par exemple des droits d’administrateur.
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