Interview

Filippo Catalano, Procter & Gamble: «Nous appliquons désormais la démarche d’Open Innovation au niveau de l’IT»

| Mise à jour
par Interview: Rodolphe Koller, paru dans ICTjournal mars 2011

Procter & Gamble applique désormais à l’innovation IT les mêmes recettes qui ont fait son succès dans le développement de produits. Lors de la conférence Lift, la société a ainsi organisé une réunion avec des start-up romandes susceptibles de répondre à ses besoins. Explication avec Filippo Catalano à l’origine de cette initiative.

Procter & Gamble a lancé une initiative Open Innovation pour son informatique. Quelle est l’origine de ce programme?

Peut-être faut-il d’abord expliquer un peu le contexte. Au niveau de la recherche & développement des produits, Procter & Gamble a décidé il y a une dizaine d’années de changer son processus d’innovation. L’idée étant de ne plus se reposer uniquement sur les ressources internes, mais de profiter d’autres institutions, telles que des petites sociétés et des universités, pour apporter de l’innovation au sein de l’entreprise - ce programme s’appelle Connect & Develop Open Innovation. Concrètement, nous rendons publics des problèmes auxquels nous sommes confrontés, par exemple dans un processus chimique de fabrication, et les institutions sont invitées à nous proposer des solutions. Ce qu’il y a de nouveau c’est que nous avons commencé à appliquer la même approche au niveau de l’innovation IT. A la fois parce qu’il y a de plus en plus d’acteurs innovants dans le domaine et parce que la direction de P&G s’est fixée l’objectif ambitieux de devenir l’entreprise la plus digitalisée au monde. Nous sommes donc dans une étape de transformation importante de notre informatique.

Dans le cadre de la conférence Lift, vous venez d’organiser une rencontre privée entre des responsables de P&G et des start-up IT suisses. Pouvez-vous nous en dire plus?

Effectivement. Dans le cadre du programme Open Innovation, nous avons préparé quatre rapports sur des challenges que nous rencontrons dans notre transformation informatique. Fin décembre, nous avons publiés ces briefs auprès des institutions et, chose nouvelle, nous les avons également diffusés au sein du réseau informel de Lift, via le blog de la conférence. L’idée étant de toucher des jeunes sociétés technologiques locales susceptibles d’avoir des réponses à nos challenges. L’effet réseau a très bien marché et notre invitation a été bien relayée, par exemple sur le site d’AlpICT. Au total, nous avons ainsi reçu une trentaine de réponses, parmi lesquelles nous avons sélectionné six sociétés.

Quels étaient les thèmes de ces briefs et comment avez-vous fait votre choix parmi les candidats?

Les deux premiers briefs concernaient la business intelligence et la visualisation de grands volumes de données. Un autre challenge concernait l’entreprise en temps réel, en d’autres termes comment monitorer en direct des processus dont les input et les output résident dans beaucoup de systèmes différents. Le dernier thème était le développement d’applications mobiles. Nous pensons en effet que la consumérisation de l’IT et la prolifération des terminaux mobiles à l’intérieur de l’entreprise vont se poursuivre. Face à cette évolution, nous ne pourrons pas développer chaque applicatif pour chaque terminal et pour chaque langue. Il nous faut donc trouver une solution device-agnostic nous permettant de ne développer chaque applicatif qu’une seule fois et de le distribuer facilement sur n’importe quel terminal. Les 30 réponses que nous avons reçues de start-up concernaient tous les sujets, dans une moindre mesure toutefois l’entreprise en temps réel, peut-être parce que ce sujet est fondamentalement une thématique d’entreprise. Nous en avons donc sélectionné six sur la base de trois critères. D’abord, il faut que la société puisse nous faire une démonstration de sa technologie. Nous ne sommes pas à la recherche de quelque chose de purement théorique ou simplement d’une bonne idée – ideas are cheap! Deuxièmement, la solution proposée doit avoir quelque chose de profondément novateur. Enfin, nous voulons des produits qui soient utilisables et intégrables dans notre entreprise – nous n’avons pas d’intérêt pour une application développée en COBOL, ni pour une solution développée sur mesure et qui sera lourde à déployer et à maintenir.

Comment se sont déroulées ces présentations? Avez-vous trouvé des solutions répondant à vos défis?

Huit cadres informatiques de Procter & Gamble étaient présents pour l’occasion. Il s’agissait avant tout d’avoir une conversation avec ces start-up. En une demi-heure, chacune d’entre elles a dû nous présenter et nous démontrer sa solution en nous expliquant comment elle répondait au brief que nous avions publié. La qualité générale était très bonne et nous allons poursuivre le processus avec deux à trois start-up. Ce qu’il y a de particulièrement intéressant, c’est que ces jeunes entreprises en sont souvent au début de leur activité et font preuve d’une certaine naïveté. Elles ne sont pas encore passées par le coaching et le polissage d’une société de capital risque, de sorte qu’il est plus facile de voir les aspects positifs et négatifs de leur solution. Il est dés lors important de ne pas se laisser distraire, car sous un emballage pas très sexy se cache parfois une technologie très solide. En Californie, où des centaines de start-up sont actives dans chacun des thèmes qui nous intéressent, nous sommes contraints de passer par des groupes d’investisseurs qui nous présélectionnent des sociétés à fort potentiel.

Si une technologie vous intéresse, vous investissez dans la société?

Non, notre métier n’est pas d’investir dans des start-up. L’idée est plutôt d’être un des premiers clients de la société et de lui apporter ainsi un premier flux de revenus. Cela lui permet également de valider sa technologie dans le monde réel et de l’adapter aux besoins IT des entreprises. C’est un environnement souvent opaque pour les jeunes sociétés où il existe des cases intéressantes à occuper. D’autre part, si le projet est un succès, cela offre à la start-up une référence de renom et de la visibilité auprès de nos gros partenaires IT comme HP, Accenture, Cisco, IBM, Infosys, SAP, etc.

Cette démarche d’ouverture vous force à dévoiler votre stratégie IT. N’est-ce pas un problème?

Tout d’abord, nous veillons à ce que les briefs que nous publions ne contiennent pas d’informations confidentielles, comme des données quantitatives ou relatives à notre stratégie globale. Il s’agit de trouver dans chaque cas le juste équilibre entre ouverture et confidentialité. Par ailleurs, bien que l’innovation fasse partie de l’ADN de notre entreprise, la démarche d’Open Innovation requiert un changement de culture de la part de nos collaborateurs, qui tendent peut-être à vouloir garder les choses secrètes. Il faut être convaincu du pouvoir que représente le réseau. Ensuite, lorsque nous travaillons effectivement avec une entreprise grande ou petite, nous convenons au préalable de la manière dont les informations échangées seront exploitées, avec un régime de propriété intellectuelle.

Plus généralement, comment est organisé le processus d’innovation IT chez Procter & Gamble?

L’innovation IT est chapeautée par l’organisation appelée Global Business Services. En fait, il y a une dizaine d’années, Procter & Gamble a entamé une transformation profonde de son informatique afin d’en faire un agent de changement dans l’entreprise. A titre d’exemple, notre informatique ne s’occupe pas de supporter l’infrastructure ou les services d’e-mail – toutes ces tâches sont outsourcées à nos partenaires. En revanche, le rôle de l’organisation IT est d’anticiper les besoins futurs du business – acquisitions, expansion géographique, communication avec les consommateurs – et de transformer les systèmes et créer les services pour y répondre. Nous avançons en quelque sorte à reculons en établissant une roadmap à partir d’un objectif stratégique.

Comment fonctionne la gouvernance de ces différentes transformations?

Pour que la gouvernance IT fonctionne, il importe de faire une scission entre ce que l’on veut et comment on le réalise. La définition de ce dont une unité d’affaires a besoin est faite de façon conjointe entre son responsable et le client manager - un collaborateur IT qui travaille étroitement avec la business unit. En revanche, la décision de comment l’on va répondre à ce besoin incombe exclusivement à l’IT. C’est l’informatique qui décide donc des technologies, des roadmaps et de l’intégration, et qui se soucie que les solutions soient reproductibles pour obtenir des économies d’échelle.

Votre organisation IT est-elle considérée comme un centre de profit?

Notre IT est une unité d’affaires à part entière et notre CIO participe au plus haut niveau de la société. Nos services sont rechargés aux autres unités d’affaires et nous avons les mêmes contraintes de gestion qu’un centre de profit. Ceci dit, nous ne sommes pas véritablement un centre de profit dans la mesure où nous sommes également mesurés sur les économies que nous réalisons. Nos coûts sont censés diminuer chaque année. Ne serait-ce qu’à cause de l’évolution technologique.

L’innovation vient-elle toujours du business ou arrive-t-il qu’elle soit dictée par de nouvelles technologies?

Pour qu’une solution entre dans notre processus d’évaluation, il faut qu’elle soit à la fois requise par le business et possible technologiquement. Ceci dit, il arrive que le besoin ne soit pas explicite mais latent ou qu’il concerne le futur. Nous faisons d’autre part aussi de la veille technologique et lorsqu’une innovation majeure arrive sur le marché, nous analysons bien évidemment si elle correspond à des besoins internes. L’iPad est un bon exemple d’une telle innovation. Un appareil mobile, toujours allumé avec une interface tactile conviviale répond à de nombreux besoins qu’il s’agit d’identifier. En matière d’innovation, il faut élargir autant que possible l’entonnoir et évaluer beaucoup de solutions, tout en veillant à les «tuer» le plus tôt possible si elles ne présentent pas de véritable potentiel.

Qu’attendez-vous de vos gros partenaires en matière d’innovation?

Les grands fournisseurs et partenaires avec lesquels nous travaillons sont en premier lieu mesurés sur leur excellence opérationnelle. Mais ils sont également briefés sur les solutions que nous cherchons et nous les mesurons aussi sur l’innovation qu’ils apportent, qu’il s’agisse par exemple de nouvelles technologies permettant de réduire nos coûts ou de création de nouveaux services. Notre portefeuille contient de fait plus d’une centaine d’innovations provenant de ces partenaires. Mais cela ne nous empêche pas de nous intéresser aussi au monde des start-up qui renferment parfois des pépites.


 

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