L'interview

Cyril Reol, Glencore: «L’agilité requise par le négoce doit se refléter dans son IT»

| Mise à jour
par Interview: Rodolphe Koller

Suite à la fusion avec Xstrata, le géant des matières premières Glencore a élargi le mandat de son informatique corporate. En entretien avec notre rédaction, Cyril Reol, Global CIO du groupe, explique cette transformation.

Pour Cyril Reol, CIO de Glencore, l’intégration IT doit aussi apporter des bénéfices qualitatifs.
Pour Cyril Reol, CIO de Glencore, l’intégration IT doit aussi apporter des bénéfices qualitatifs.

Comment faut-il se représenter l’IT chez Glencore? Ressemble-t-elle plutôt à celle d’une banque ou à celle d’une société minière?

Un peu des deux. Le cœur de métier du négoce est de gérer un portefeuille d’activités avec des contrats d’achat et de vente, de la logistique, de l’inspection et du fret. Nous utilisons des logiciels de CTRM (Commodity Trading and Risk Management, ndlr) qui permettent d’une part de gérer la partie contractuelle, pour les transactions physiques ou papiers, et d’autre part, d’évaluer les risques financiers réels sur la base des informations des marchés au niveau des cours de matières premières, de leur volatilité, des taux de change et taux d’intérêt. C’est la partie front office du négoce, celle où l’on dégage la marge opérationnelle. Ensuite nous avons le middle office, caractérisé par des solutions de gestion de trésorerie et de risques financiers, puis le back office, c’est-à-dire la comptabilité. Notre problématique est donc proche de celle d’une banque, surtout que vu le chiffre d’affaires du groupe Glencore, nous devons couvrir parfois des risques de change et d’encourt sur plusieurs milliards de dollars par jour. Notre activité industrielle est en revanche davantage centrée sur des processus normalisés à grande échelle dont le but est d’obtenir une efficacité opérationnelle, notamment grâce à des ERP qui sont déployés dans presque toutes nos filiales à travers le monde. L’objectif premier de cette activité consiste à assurer une continuité permanente des opérations, que ce soit de l’extraction minière, du raffinage des produits ou de leur transport jusqu’au port. Les cycles de production nécessitent des périodes de maintenance ainsi que des campagnes de prospection durant lesquelles la disponibilité des systèmes d’information devient essentielle.

Quelle est votre stratégie en matière applicative?

Glencore est un groupe particulièrement diversifié: nous sommes actifs dans les métaux et les minéraux, le charbon, le pétrole et les céréales. Avec de telles activités, il y a deux options au niveau applicatif. Soit on prend un système central qui va tout gérer, ce qui nécessite de faire des compromis pour chacune de nos activités. Soit on prend le meilleur des outils pour chacune des matières premières et on intègre les solutions – c’est le choix de Glencore. Cette stratégie best-of-breed nous amène tantôt à acheter, tantôt à développer nos propres solutions. Dans des domaines reconnus comme le négoce d’énergie, il existe de nombreuses solutions verticales qui répondent à nos besoins, tandis que dans d’autres il nous faut développer des solutions internes. Ainsi, dans le domaine des métaux et minéraux où Glencore est un leader, nous développons depuis 15 ans notre propre ERP ce qui nous apporte toujours un avantage compétitif. Nous avons des développeurs, des analystes métier, de l’assurance qualité, le tout coordonné par un responsable pour la maintenance évolutive et corrective de cette solution. Nous évaluons régulièrement cette solution pour vérifier sa valeur ajoutée par rapport aux nouvelles solutions du marché et au regard de l’évolution des demandes. A titre d’exemple, les traders et les opérateurs étaient historiquement des collaborateurs sédentaires. Aujourd’hui, c’est une communauté qui a besoin de travailler de manière plus mobile ou en dehors des heures de bureau. Cette évolution demande davantage d’interfaces web ou de clients légers, et par conséquent des investissements pour adapter nos applicatifs internes. Il faut donc faire des arbitrages et voir dans quelle mesure une solution du marché peut s’avérer intéressante à un moment donné ou s’intégrer à un existant.

Cela entraîne un paysage applicatif très complexe...

Si je prends le cas du négoce des métaux et des minéraux, dont les applications sont gérées depuis notre siège en Suisse, nous employons, à quelques variantes près, la même plateforme pour nos différents départements tels que le cuivre, le zinc, l’aluminium, les ferro-alliages, le nickel, etc. Ces départements fonctionnent comme des entreprises à part entière et génèrent chacune des revenus de plusieurs milliards. Cette synergie nous permet de réaliser des économies importantes. Néanmoins, le groupe Glencore dispose de plus de 20 plateformes de négoce à travers le monde. Au siège, nous avons près de 800 collaborateurs qui nécessitent un portefeuille applicatif important, dont la moitié a été développée en interne et la moitié acheté puis intégré. Pour le front office, ces applications sont susceptibles d’apporter un avantage compétitif dans la manière dont vous faites vos affaires. En revanche, les activités de back office représentent des coûts et nécessitent de se recentrer sur des logiciels standard. C’est ce que nous avons fait dès 2009 en recentrant notre comptabilité sur SAP tout en intégrant nos applications métier au niveau négoce. Ce changement a été fait en amont de notre introduction en bourse et au préalable d’une série d’acquisitions complémentaires à notre cœur d’activité.

Comment avez-vous géré l’intégration de Xstrata?

La fusion entre Glencore et Xstrata a été souhaitée en 2011, mais nous n’avons reçu l’aval des différentes autorités qu’en mai 2013. A partir de là nous avons consacré les 100 premiers jours à intégrer rapidement les deux sociétés. Avant la fusion, les deux groupes avaient par exemple chacun un réseau mondial et nous avons travaillé à les rendre unifiés pour les utilisateurs, sans pour autant les intégrer. Idem pour la messagerie. Glencore travaillant essentiellement avec Lotus Notes et Xstrata avec Exchange, nous avons uniquement répliqué les carnets d’adresse entre ces deux systèmes. Cette intégration rapide terminée,
nous aurions pu nous arrêter là, vu que les utilisateurs étaient satisfaits pour opérer les deux entités. Néanmoins, nous avons réfléchi au préalable avec le CEO quant à l’opportunité qui se présentait de redéfinir le mandat de l’informatique au sein du groupe. Avant cette fusion, l’informatique se focalisait en priorité sur les activités de négoce, soit environ 4000 utilisateurs, tandis que les sites industriels étaient gérés en grande partie localement, soit autour de 14 000 utilisateurs. Après la fusion, on s’est retrouvé avec un périmètre informatique dont peu avaient conscience: près de 60000 appareils connectés au réseau, plusieurs centaines de centres de données, etc. La question s’est donc posée de savoir s’il y avait matière à optimiser les coûts tout en harmonisant les technologies et diminuant les risques. Et c’est ce choix que nous avons fait en renforçant le positionnement de notre département Corporate IT et en décidant d’entamer une intégration désormais stratégique.

Quels domaines avez-vous décidé d’intégrer davantage?

Nous avons mis en place un programme via lequel nous cherchons les axes d’optimisation pour l’ensemble du groupe. Un domaine concerne les infrastructures et réseaux, pour lequel nous avons lancé une série d’initiatives comme par exemple la consolidation de nos deux réseaux MPLS mondiaux avec BT. Cette mesure a l’avantage de renforcer notre partenariat tout en réalisant une économie d’échelle, d’améliorer la qualité des services et d’augmenter notre niveau de sécurité. Un autre axe concerne l’expérience des utilisateurs avec notamment la migration de Lotus Notes à Exchange, ainsi qu’un seul répertoire Active Directory pour l’ensemble du groupe. Nous souhaitons néanmoins rester pragmatiques: on ne va pas dicter des changements sans s’assurer qu’ils trouvent une application concrète et effective dans nos filiales, raison pour laquelle nous avons établi un comité de pilotage représentatif de nos divisions et de nos régions. On privilégie les mesures qui apportent des gains quantitatifs mais aussi qualitatifs. Nous évaluons, par exemple, des services autour de la suite en ligne Office 365. Elle permet sans doute de réduire les coûts, mais c’est surtout une manière d’apporter aux utilisateurs un support amélioré et un accès à leurs documents en tout lieu depuis des postes mobiles. Des éléments qui s’inscrivent dans la tendance d’une nouvelle «consumérisation de l’IT».

Comment gérez-vous ce phénomène de «consumérisation de l’IT»?

Historiquement, je pense que l’informatique a eu tendance à négliger ses utilisateurs en multipliant des solutions verticales pour répondre à un besoin particulier mais en négligeant l’expérience utilisateur et sa productivité au bout du compte. Il faut sans cesse passer d’un applicatif à l’autre sur des plateformes diverses et avec des mots de passe variés. Je suis moi-même frustré lorsque je ne sais plus sur lequel de mes appareils j’ai laissé un document de travail lors de mes déplacements. Il faut travailler à ce que ces technologies s’intègrent de manière plus intuitive. Nous travaillons avec nos partenaires sur l’ensemble de ces services et notamment comment bénéficier des nouvelles offres telles que le cloud – qu’il faut provisionner afin d’améliorer l’expérience de nos utilisateurs. Il ne s’agit pas de répondre à une tendance mais à une demande réelle.

Avez-vous également des projets d’optimisation informatique sur vos sites miniers?

Contrairement à l’activité de négoce qui est centrée autour de besoins des utilisateurs, l’activité minière de Glencore demande d’industrialiser les processus métiers. Cette industrialisation passe notamment par l’utilisation d’ERP et l’alignement des processus. Dans la plupart de nos mines, les activités sont gérées via SAP ou équivalent, avec quelque 30000 utilisateurs au niveau mondial. Il ne s’agit cependant pas d’un seul système, mais d’un modèle fédéré avec plusieurs instances. Par ailleurs, la consumérisation de l’IT amène aussi des opportunités dans nos activités minières. Un collaborateur équipé d’une tablette pourrait par exemple anticiper un travail de maintenance sur un équipement et réserver une pièce de rechange avant son retour au centre logistique. Il existe de multiples opportunités de décentraliser des processus métiers avec à la clé des réductions de coûts opérationnels significatives. Ceci dit, il ne faut pas oublier qu’équiper une mine en communication et en informatique tient déjà du challenge.

Quelle est la taille de l’IT et comment est-elle organisée suite à ce mandat redéfini au niveau du groupe?

Par la nature des acquisitions, les effectifs et les dépenses de l’informatique ont augmenté. Mais le principal changement vient du nouveau mandat donné à notre département Corporate IT, sachant que son rayon d’action a grandi de plusieurs dizaines de milliers d’utilisateurs en à peine deux ans. Il nous faut industrialiser, absorber et fusionner des équipes et des cultures diverses. Nous sommes ainsi organisés en trois niveaux: un département «Corporate IT» au niveau du siège qui fournit des services transversaux et déploie la nouvelle stratégie, des centres de services régionaux qui coordonnent étroitement avec le siège les projets du groupe et, enfin, les départements IT de nos filiales dans le monde. Au niveau du siège, nous nous concentrons sur les infrastructures et les réseaux, la sécurité, les applications telles que la consolidation financière et les achats informatiques. Au niveau local, les filiales fonctionnent de manière relativement autonome dans leur choix informatiques. Entre les deux, nos centres de services régionaux servent de relais non seulement pour l’IT mais également pour les autres activités support du groupe, que ce soit la finance, les ressources humaines ou autres. Ce sont des gens qui connaissent les contraintes locales et qui nous aident à mettre en place la stratégie informatique du groupe, ou à identifier des opportunités d’amélioration au niveau local.

Mais la nouvelle stratégie IT conduit à davantage de centralisation et de standardisation...

Effectivement, mais cette transformation se fait en partenariat entre le groupe et les filiales, avec plus ou moins de compromis selon les domaines. Nous restons pragmatiques mais néanmoins cohérents, par exemple dans le domaine de la sécurité. Je suis plus préoccupé par le fait que l’on ait des politiques de rétention des données alignées, que par le fait qu’une filiale emploie une solution de back-up plutôt qu’une autre. Idem dans le domaine des achats de matériel: à moins d’un fort avantage financier, nous n’allons pas édicter des règles pour que toutes les filiales s’équipent chez un même fournisseur, notamment dans des régions comme l’Afrique centrale où la présence locale est essentielle pour l’exécution des garanties et services. Je ne souhaite pas me soucier de l’emploi de différents mobiles mais plutôt harmoniser leur gestion et leur protection. Notre préoccupation concerne davantage la productivité de nos utilisateurs. Nous voulons qu’un collaborateur puisse se rendre dans l’un de nos bureaux en Asie, se connecter et disposer de tous ses services, sans avoir à recourir au support local. Nous partons d’une informatique extrêmement complexe, fractionnée et décentralisée, pour passer à une informatique qui fonctionne de manière harmonieuse pour plus de 80% de nos utilisateurs.

Votre stratégie applicative best-of-breed et vos acquisitions requièrent une grande agilité en matière d’intégration...

Oui, et je pense que c’est une chose propre à la culture de Glencore qui nous offre indéniablement un avantage compétitif. Par rapport à nos concurrents directs, nous sommes sans doute l’une des sociétés les plus intégrées au niveau des solutions informatiques. La plupart d’entre eux continuent d’opérer via des processus asynchrones toutes les 24h/48h ou la reprise manuelle des données, tandis que nous opérons en temps réel et intégré. Aujourd’hui, il est devenu naturel pour nos utilisateurs que tout soit synchronisé, ce qui n’est pas le cas dans nombre d’entreprises. C’est l’une de nos forces. Par rapport à sa taille physique et financière, Glencore a une structure managériale relativement restreinte qui nous permet d’être réactifs et agiles. Nous sommes à l’image d’un grand cargo de matières premières mais doté d’une capacité d’opérer un virage plus rapidement que n’importe qui. En conséquence, nos systèmes doivent être intégrés et réagir eux aussi très vite. Lorsqu’il y a un changement des marchés ou devises, ou une crise géopolitique débouchant sur des sanctions contre certains pays, vous êtes amenés à réagir vite et à reconsidérer vos activités. Et vous ne réagissez bien que dans la mesure où vous connaissez votre situation, c’est-à-dire de l’intégration en temps réel des données dont vous disposez. Cette culture nous permet également de réagir très vite dans nos activités de fusions et acquisitions. Ainsi, six mois à peine après la fusion avec Xstrata, nous étions en mesure d’annoncer une réduction des coûts opérationnels de 2,2 milliards de dollars. Parvenir à un tel niveau d’efficacité implique aussi une capacité d’intégration rapide. Cette agilité est intrinsèque au monde du négoce où l’on ne peut que difficilement planifier à long terme. Quelques mois avant la fusion avec Xstrata, j’étais incapable de dire si elle allait être effective ou non, en dépit de son impact considérable sur l’informatique. Le rôle d’un CIO au sein d’une société de négoce consiste à garantir cette agilité et capacité de réaction, tout en alignant une vision stratégique à moyen terme dans un contexte par essence non prévisible – tout un challenge!

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