Interview CIO

Charlotte Lindsey-Curtet, CICR: «Le numérique peut compléter notre présence physique»

Charlotte Lindsey-Curtet est responsable de la communication et de l’informatique du CICR. Elle explique comment les technologies numériques transforment le travail humanitaire et permettent de mieux comprendre les besoins des populations dans les zones en conflit.

Charlotte Lindsey-Curtet, CICR: «Lorsque nous concevons uneapplication, laprotection desdonnées est intégrée by design.»
Charlotte Lindsey-Curtet, CICR: «Lorsque nous concevons uneapplication, laprotection desdonnées est intégrée by design.»

Le CICR est-il lui aussi affecté par la transformation numérique?

Oui, la notion de bouleversement et de désintermédiation numérique affecte le domaine humanitaire au même titre que les autres secteurs. Nos bénéficiaires sont de plus en plus connectés et adoptent de nouveaux comportements liés à ces technologies. Ils ont leur propre voix et ces outils leur permettent de l’amplifier. Leurs attentes changent aussi. Pour le CICR, cela signifie de nouveaux moyens de lire et de répondre aux besoins des environnements difficiles dans lesquels nous évoluons. Pendant des décennies, nous avons par exemple transmis des messages entre les membres déplacés d’une même famille. Aujourd’hui ces mêmes personnes ont souvent un téléphone pour communiquer, mais d’autres besoins naissent. Nous avons ainsi déployé des stations de recharge mobile pour les réfugiés du Burundi fuyant au Rwanda – une chose que nous n’aurions jamais considérée avant. C’est important vu que le téléphone n’est pas seulement un moyen de communiquer, mais qu’on y stocke peut-être des informations vitales ou qu’il permet de recevoir des transferts d’argent. Les technologies affectent donc la manière dont nous opérons. Vu que nous travaillons dans des environnements et contextes peu sûrs, il nous faut cependant être très prudents, notamment en matière de protection des données.

Comment gérez-vous ces évolutions au niveau de l’informatique?

Nous avons une stratégie de l’information sur cinq ans qui oriente nos investissements. Nous sommes actuellement en pleine phase de collecte d’informations pour établir notre roadmap 2018 – 2022. Tous les métiers du CICR sont affectés par le changement numérique. Nous leur demandons comment ils s’imaginent que leurs besoins vont évoluer durant les cinq prochaines années.

L’IT est donc gérée de manière centralisée…

Oui, nous avons aujourd’hui une IT globale. La situation a passablement changé ces dernières années, puisque nous avions précédemment une configuration où chacune de nos 80 délégations avait ses propres fournisseurs et solutions. Nous avons changé d’organisation car il nous fallait pouvoir échanger des données en temps réel. Typiquement dans la logistique, nous devons être en mesure de savoir qu’un certain médicament est disponible dans un pays donné pour l’envoyer dans un autre pays où l’on en a besoin. Si ce genre de processus et d’échange d’informations est possible, c’est aussi parce que nous pouvons nous appuyer sur les télécoms – l’une des rares infrastructures qui continuent de fonctionner, même dans des zones de conflit.

Vous avez évoqué l’utilité du numérique pour avoir une meilleure lecture des environnements. A quels outils faites-vous appel?

La réponse du CICR est d’abord basée sur la proximité physique, sur la capacité d’être sur place, là où il y a une situation de crise, et d’interagir avec l’ensemble des acteurs étatiques ou non. Ces acteurs étant eux aussi connectés et en réseau, nous nous intéressons à la manière dont les outils numériques peuvent compléter notre présence physique et l’étendre à l’environnement virtuel. Nous avons donc commencé à évaluer des technologies de Big Data et d’analytics appliquées aux données des réseaux sociaux. Nous avons notamment fait des essais pilotes lors du Sommet mondial sur l'action humanitaire. Nous avons analysé 200 000 tweets tant pour vérifier que la thématique du droit humanitaire était bien positionnée que pour identifier de nouvelles personnes d’influence dans le domaine. A terme, nous pensons que ce même type d’analyse peut nous aider à comprendre des tendances et la dynamique de conflits, ou à identifier des besoins humanitaires.

Vous pourriez donc améliorer votre réponse sur le terrain grâce à ce que vous apprenez sur les réseaux…

En effet. Ces projets sont à l’état embryonnaire, mais l’idée est que nous puissions par exemple voir que beaucoup de personnes parlent d’un problème d’accès à l’eau. Et ensuite évaluer la situation avec nos équipes sur place qui sont les seules à pouvoir valider s’il y a vraiment un problème. Idem pour les migrations: les migrants recourent aux technologies pour identifier les routes les plus sûres et contacter leurs familles ou leur demander de l’argent. Le suivi de ces informations pourrait nous être utile. De manière générale, nous voulons voir si ce genre d’approche peut contribuer à améliorer notre réponse humanitaire aux populations. Sans compter que les bénéficiaires commentent notre action sur ces plateformes et que cela peut affecter notre réputation et notre sécurité.

Identifiez-vous les personnes que vous assistez?

Oui, nous enregistrons les personnes détenues, celles qui sont dans les hôpitaux que nous opérons et plus généralement nos bénéficiaires. Le développement technologique apporte de nouvelles possibilités d’assurer le suivi de ces personnes, mais il apporte aussi de nouveaux risques. Nous attachons particulièrement d’importance à la protection des données personnelles de nos bénéficiaires. Lorsque j’ai pris ce poste il y a sept ans, nous n’avions pas d’avocat spécialisé dans la protection des données, aujourd’hui nous en avons six. Nous devons tenir compte de l’intérêt du bénéficiaire et des cadres légaux multiples et changeants. Lorsque nous concevons une application, la protection des données est intégrée by design. Nous veillons notamment à collecter uniquement les données requises pour notre mission et à ne les conserver que le temps nécessaire. Nous faisons particulièrement attention aux données biométriques, car on ne sait pas aujourd’hui ce que le progrès technologique permettra demain. Peut-être que, dans le futur, le scan de l’iris permettra de déduire des informations sur la santé d’un individu… Nous devons aussi veiller à ce que les outils numériques que nous employons n’introduisent ou ne souffrent pas de certains biais, par exemple en n’étant pas accessibles aux femmes dans certaines régions. La technologie a un potentiel formidable mais nous devons en permanence la contrebalancer avec notre présence physique et d’autres considérations spécifiques à notre activité.

Utilisez-vous les canaux numériques pour fournir des informations aux populations dans les zones de conflit?

Oui, il arrive que les gens aient surtout besoin d’informations. Dans les zones urbaines, qui sont de plus en plus le théâtre de conflits, il peut par exemple arriver que la distribution d’eau soit interrompue et que les gens se mettent à échanger à ce propos sur les services de messagerie. Ils se demandent ce qui se passe, si des travaux sont en cours pour restaurer le service, ils ne savent pas qui ils doivent contacter, car peut-être le distributeur d’eau est passé sous le contrôle d’un autre groupe, etc. Ils se tournent alors vers le CICR qu’ils connaissent et nous pouvons les renseigner et les orienter via ces mêmes canaux numériques. Nous appelons cela information-as-aid.

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